Dards d\'Arts

Il y a plus de vingt ans que ce type de pratiques perdure au journal télévisé de la première chaîne francophone belge. En fin de journal dominical, rubrique « culture », un peu plus développée qu’en semaine. La plupart du temps, quelques minutes consacrées à la sortie le mercredi suivant d’un film, très régulièrement américain.

Exemple : Ce dimanche 27 octobre 2013, Gravity, réalisé par Alfonso Cuaron avec Sandra Bullock et  Georges Clooney.

En surimpression le titre de la rubrique donne le ton : « Un challenge réussi. » La présentatrice Ophélie Fontana enchaîne dans la même tonalité, comment dire, positive : « Gravity, un des films les plus réalistes jamais vu sur l’espace. Il fera sans doute la course aux Oscars. En attendant d’aller le voir dans les salles dès ce mercredi, Hugues Dayez a pu rencontrer toute l’équipe à Londres. »

Le soi-disant interview londonien est alors lancé, entrecoupé de plusieurs extraits du film commentés par le même Hugues Dayez, critique cinéma officiel de la chaîne. Mais le ton est très éloigné de la manière habituelle du journaliste, qui plaide le plus souvent à charge et à décharge. Les adjectifs dithyrambiques se succèdent : « hallucinant », « sophistiqué », « époustouflant »… La rubrique se clôt sur ces mots – on croît rêver ! : «Le résultat est époustouflant et inscrit dès maintenant Alfonso Cuaron au panthéon du 7^ème Art. »

Revenons à l’interview « londonienne » de « toute l’équipe », en fait la seule Sandra Bullock et le réalisateur Alfonso Cuaron, pas de Georges Clooney… De fait, il est possible de trouver des traces sur le net, en l’occurrence des photos de l’actrice et du réalisateur (pas de Georges Clooney) à la première londonienne du film au début du mois d’octobre. Il y a même une vraie interview… Mais si vous comparez teinture et coiffure de Sandra Bullock en octobre 2013, qu’elle soit à Hollywood ou à Londres, elles sont très différentes de celles vues sur les images de l’interview proposée au journal de la RTBF… Même la barbe négligée et les cheveux du réalisateur ne semblent pas correspondre exactement à ceux qu’ils montraient sur le tapis rouge déroulé à Londres…

Le montage de l’interview renforce les soupçons. Le seul procédé utilisé est celui du champ-contrechamp qui ne met jamais en présence l’intervieweur avec les deux interviewés…  Mais les raccords se voient : la lumière qui éclaire le journaliste ne correspond pas avec celle qui éclairait le studio où se trouvaient les comédiens. Pire, et ce seul détail démasque l’imposture : l’affiche en surimpression derrière Hugues Dayez, sans doute dopée par les effets spéciaux du film, change de côté en cours d’interview, se montrant soit à gauche, soit à droite d’Hugues Dayez…

Qu’avons-nous vu, alors ? Eh, bien probablement des interviews de production préparées de longue date, envoyées aux rédactions du monde entier pour la promotion du film et remontées in fine à la RTBF, avec des questions adaptées au contenu de la réponse… Tromperie caractérisée et faute déontologique, d’autant plus grave qu’elle est commise sur une chaîne publique ! Que fait l’ordre des journalistes ? Ah,oui ! J'oubliais : il n'y a pas d'ordre des journalistes...

Mais la contribution de notre bonne vieille radiotélévision publique à l’industrie cinématographique américaine ne s’arrête pas là. Ce mardi 29 octobre 2013, entre 7H40 et 8H, sur la première radio de la même chaîne, sous le prétexte léger de la très hypothétique présence future de touristes dans l’espace, est proposée aux auditeurs une interview, très light, c’est un euphémisme, d’une « astrophysicienne » – un enfant de 10 ans lecteur d'Objectif lune aurait sans doute pu répondre à la plupart des questions… Belle occasion pour les deux journalistes de glisser à l’improviste dans leur texte de présentation ou dans leurs questions, le titre, voire des éléments du scénario du film… Comment appelle-t-on ce genre de pratiques, déjà ? Publicité déguisée hors des plages horaires qui lui sont légalement dédiées…

Évidemment, la vague dithyrambique se poursuit en radio le mercredi 30 octobre 2013 durant toute la matinée et un tsunami d'éloges inconditionnels traverse indifféremment émissions d'info et magazines sans aucune digue, aucune dune, aucun galet pour entraver ne fut-ce qu'un peu sa progression... Pas un journaliste qui n'enfonce son clou... Même le thème du film est "formidable" selon Dayez. Jugez plutôt : un astéroïde percute une station spatiale...

Curieusement le streaming du journal dominical diffusé le 27 octobre 2013 à 19h30 n'est déjà plus disponible (à l'heure où j'écris, soit vers 14H, ce 30 octobre 2013), mais vous pouvez visionner les interviews complètes de Sandra Bullock et d'Alfonso Cuaron sur le même site vidéo de la RTBF ; et là, surprise, les plans avec Hugues Dayez et l'affiche "volante" ont disparu... Seule subsiste la voix d'Hugues Dayez en off, ce qui évite opportunément les fautes d'inattention et rend d'autant plus facile le montage en postprod...  Notez les titres des interviews : Sandra Bullock en interview et L'interview d'Alfonso Cuaron... Hugues Dayez ne revendiquerait-il plus au sens strict les interviews en présence physique de l'actrice et du réalisateur ?  De plus, ni le lieu exact (Londres, c'est vaste...), ni la date, ni l'heure ne sont mentionnés... Notez aussi l'emploi du mot "rencontrer" au lieu du verbe "interviewer"... Le mensonge par omission est aussi un mensonge...

Questions : Ces pratiques sont-elles expressément inscrites dans les contrats publicitaires que passe la RTBF avec les Majors ? Si oui ? Quels en sont les tarifs officiels ? Si non ? Qui « oblige » les journalistes à s’exécuter au mépris des règles déontologiques de leur profession ? Quels sont les montants, la nature et les bénéficiaires des éventuels dessous de table ?

Spectateurs, auditeurs, réveillez-vous ! Il se pourrait bien qu’on vous trompe, et pas seulement lorsqu’on vous parle de cinéma… Quoiqu’il en soit, comparez, investiguez et ne prenez rien pour argent comptant. En dernier recours, c’est à vous seuls de juger…                               

Roland Dormans