Critique d'un article de Hartmut Scholz : Dürer et la genèse du vitrail monumental de la Renaissance à Nuremberg
Avertissement
Cette critique d’article, au ton assez polémique, pose le doigt sur une lacune de la formation en histoire de l’art dénoncée en son temps par Wölfflin. Près d’un siècle plus tard, rien de nouveau sous le soleil d’alma mater et les cours d’initiation aux techniques des arts plastiques n’ont en rien changé la donne car les futurs historiens de l’art ne reçoivent pratiquement pas de formation au regard critique. Dès lors, beaucoup d’entre eux ont bien des difficultés à distinguer un barbouillage d’une œuvre solide due à une main experte… De là à échafauder une thèse sur des attributions erronées…
L'article de Scholz est disponible sur le portail www.persee.fr mais sans les images car les droits n'ont pas été accordés... Ne faudrait-il pas reconnaître que droits ou copyright sur des reproductions d'oeuvres qui sont tombées dans le domaine public est usage abusif de la notion de droits d'auteur ? Il est clair qu'un article critique en histoire de l'art ne peut se passer de reproductions de qualité, indispensables à toute argumentation sérieuse et en l'occurrence à l'argumentaire que je me propose de développer.
Critique de l’article de Hartmut Scholz,
Dürer et la genèse du vitrail monumental de la Renaissance à Nuremberg
paru dans la Revue de l’art, n° 107, 1995
Dormans Roland
L’auteur nous présente son article sans la moindre césure, sans sous-titres, en une suite ininterrompue de petits paragraphes denses. Il m’a semblé utile de le diviser en trois parties. La seconde constitue le corps principal de l’article et se concentre sur l’étude des trois grandes verrières des Donateurs, installées en 1514 et 1515 dans le chœur-est de Saint-Sébald à Nuremberg. Les donateurs sont respectivement l’Empereur Maximilien Ier, les margraves de Brandebourg-Ansbach et le conseiller impérial Melchior Pfinzing. Il faut signaler ici une contradiction entre le corps du texte et la légende accompagnant les illustrations qui situe deux verrières dans le chœur-sud et non dans le chœur-est ; après vérification sur photo récente du chœur de l’église, les trois verrières semblent bel et bien avoir été installées côte à côte au chœur-est de Saint-Sebald (?).
1 Dans la première partie introductive, Hartmut Scholz tente de définir ses objectifs et propose de s’interroger sur la répartition du travail à la fin du Moyen-âge. Autant que possible, sa recherche s’appuiera sur des comparaisons avec les projets conservés afin d’évaluer le degré de liberté du verrier par rapport au concepteur et pour tenter de reconstituer le processus artistique dans son ensemble. En Allemagne, la situation à Nuremberg entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle s’avère très favorable à ce type de recherche eu égard au grand nombre de vitraux (600) et de projets (150) conservés.
Selon l’auteur, si les esquisses pour des verrières entières sont rares à la fin du XVe siècle, c’est parce que chaque panneau serait conçu séparément, ce qui n’exigerait pas de plan d’ensemble. Les motifs architecturaux et ornementaux à l’arrière-plan, motifs-types propres à l’art du verre, sont généralement laissés au peintre-verrier. Par contre, les rares esquisses de verrières entières exécutées avant 1500 sont de vastes compositions iconographiques, sans structure architecturale, recouvrant toute la surface de la verrière sans prendre en compte la disposition des meneaux et des barlotières. En guise d’exemple, Scholz propose une exception (Saint Georges par Dürer, vers 1498,(fig.1 dans l’article) et nous explique aussitôt que l’autonomie totale de l’image face au support de la verrière ne s’est pas imposée à Nuremberg, ce qui explique le remplage de la verrière conçue par Dürer. Dès cette première illustration surgit un problème : l’auteur a-t-il les capacités de jugement nécessaires pour évaluer une attribution et estimer sérieusement les qualités plastiques, formelles et stylistiques d’une œuvre ? En effet, après examen attentif et comparaison avec d’autres œuvres graphiques du maître, l’esquisse de verrière semble bien faible, et pour tout dire difficilement imputable à Dürer : indifférenciation des plans, multitude de traits superflus, nombreuses bavures, irrégularités, raideurs du trait, pans entiers de paysage incohérents, cheval curieusement tordu aux pattes avant artificiellement collées au poitrail, jeune fille maladroitement dessinée, dont le haut du corps et la tête sont mangés par les grossières hachures de l’arrière-plan ; mieux vaut taire pudiquement le mouton grossièrement dessiné, le remplage absurde, la composition désordonnée et que penser du « B » majuscule inscrit peut-être en guise de signature devant les sabots des pattes-arrière du cheval, sabots tout aussi mal dessinés particulièrement le gauche ridiculement désolidarisé de la patte ? Pour comparaison avec une œuvre avérée de Dürer, voyez par exemple, l’étude préparatoire Soldat et cheval pour la gravure Le cavalier, la mort et le diable...
Selon Scholz, à Nuremberg après 1450, quelle que soit l’importance de la verrière à laquelle il est destiné, chaque panneau est conçu séparément et est doté d’un cadre architectural ou végétal indépendant, inspiré pour l’essentiel des volets d’autels franconiens. Ce type de commandes vaut autant pour les peintres-verriers autonomes que pour les œuvres exécutées en commun par les dessinateurs et les maîtres verriers (fig.2 dans l’article). Mais il appert au premier regard sur la figure 2 proposée en exemple que la composition d’ensemble n’est nullement négligée, que les décors des panneaux s’organisent clairement par registre et que chacun de ceux-ci s’intègre harmonieusement à l’ensemble de la verrière. Notez en l’occurrence les architectures symétriquement disposées aux deux panneaux centraux du troisième registre en accord avec les deux blasons aux panneaux correspondants du registre inférieur ; sans oublier les quatre évêques logiquement agenouillés aux panneaux extérieurs des mêmes registres (1 et 3).
A partir de 1510, des éléments formels caractéristiques de la Renaissance apparaissent dans le répertoire local de la peinture sur verre mais ceux-ci sont réservés à des commandes spécifiques de vitraux isolés ou de petits ensembles à deux ou trois panneaux. Eu égard à la thèse défendue dans son étude, il est regrettable que Scholz omette de proposer ici un exemple illustré et commenté…
In fine, l’introduction est en mesure de décourager le lecteur le mieux intentionné : l’auteur s’attarde longuement sur des détails annexes concernant les verrières gothiques avant 1450 et n’accorde que deux lignes aux éléments formels Renaissance, comme s’il avait oublié le titre qu’il a lui-même choisi de donner à son article. Par ailleurs, s’agit-il de Dürer et du vitrail monumental à la Renaissance ou est-il question de répartition du travail à la fin du Moyen-Age ? Finalement, à la lecture attentive et répétée de ces prolégomènes, et plus particulièrement des notes en bas de page, il semble que le sujet de l’article concerne la conception des décors architecturaux ainsi que leur dépendance ou leur autonomie par rapport aux meneaux et aux barlotières à moins qu’il ne s’agisse de la composition des verrières selon un point de vue global ou par fragments juxtaposés. Ce n’est qu’au moment où le lecteur réalise qu’il aborde la seconde partie, je le rappelle non indiquée par Scholz, qu’il est en mesure de comprendre enfin quel est le sujet principal de ce travail.
Autre question : n’aurait-il pas été utile de dire quelques mots sur les techniques des maîtres verriers à Nuremberg afin de réfléchir aux incidences potentielles de ces procédés sur la conception et la réalisation de l’œuvre ?
2 (p.29 dans l’article) Scholz consacre tout d’abord quelques lignes à un bref historique. C’est pour remplacer les verrières du XIVe siècle, victimes de détériorations, que le Conseil de la ville de Nuremberg sollicite les descendants des Donateurs pour la réalisation de trois grandes verrières dans le chœur-est de Saint-Sebald. Les trois verrières ont été exécutées dans l’atelier du peintre-verrier municipal Veit Hirsvogel et ont été posées en 1514 et 1515. L’attribution des trois verrières à cet atelier est attestée par Johann Neudörfer dans les Nouvelles des artistes et artisans de l’année 1547 publiées à Nuremberg. Leur iconographie accorde une place particulièrement importante aux portraits et aux armoiries des membres des familles alors que les saints patrons occupent une place secondaire, ce qui implique de nouveaux concepts, notamment sur le plan formel ; sur ce point, l’argumentation manque…
Scholz développe ensuite l’hypothèse suivante : les trois grandes verrières de Saint-Sebald, malgré le fait qu’elles sont un exemple isolé à Nuremberg et en pays germaniques, constitueraient les trois étapes vers une conception nouvelle basée sur l’élaboration progressive d’un décor architectural unifié, de style Renaissance, qui se démarque nettement du principe de fragmentation du gothique tardif et qui se structure selon les lois de la perspective centrale. De surcroît, ce « progrès » serait du à l’intervention décisive de Dürer ou de dessinateurs ayant appartenu à son atelier, en tant que concepteurs des œuvres dans leur globalité ainsi que dans leurs détails. Dans ce contexte, les trois oeuvres constitueraient incontestablement l’apogée de la peinture sur verre à Nuremberg au début du XVIe siècle.
Basés sur l’idée de progrès, notion délicate sinon inadéquate en histoire de l’art, les arguments avancés par l’auteur à l’appui de sa thèse ne sont guère convaincants. Son travail dénote un manque patent de « connoisseurship » ; comme déjà démontré plus haut, Scholz ne voit pas les éléments matériels qu’il a sous les yeux ou les interprète systématiquement dans le sens unique de sa thèse.
A. (p.29, par.3) La verrière de l’Empereur (fig.5 inversée dans l’article, ici rectifiée)
Quelques lettres relatives à cette commande ont été échangées entre l’Empereur et le conseiller municipal de Nuremberg. Le prix demandé était de 200 florins, dont 140 ont été donnés à l’atelier du peintre verrier, ce qui laisse supposer que les 60 florins restant furent versés directement à l’artiste dessinateur. Une esquisse de Hans Süss von Kulmbach (fig.3 dans l’article) dans l’esprit archaïque de la peinture sur verre à Nuremberg (cf. fig.2 dans l’article) a été refusée par l’Empereur. Après une brève description iconographique de la verrière, l’auteur insiste sur son réalisme radical et souligne à juste titre l’ampleur de la conception architecturale en accord avec la structure des meneaux et des barlotières, la densité plastique des figures qui empiètent sur les entablements ainsi que le choix réaliste et audacieux de présenter les personnages en contre-plongée. Mais il critique les fonds damassés (fig.4 dans l'article) et les panneaux armoriés arguant à tort de leur effet néfaste sur la monumentalité de l’architecture. Il est vrai que fonds damassés et panneaux armoriés ne relèvent aucunement d’un réalisme radical… Les juger inférieurs ne serait-il qu’une manière commode mais inélégante d’accorder la réalité incontournable de l’œuvre à l’hypothèse contournée du réalisme radical ? Pour ce qui est du réalisme de la représentation, Scholz invoque la comparaison de H. Schmidt avec Bramante et Mantegna, ce qui emmène l’auteur en une longue digression au sujet de la Marche triomphale, commande faite par l’Empereur à Dürer en 1512, digression hors de propos à mon humble avis, mais il n’est pas opportun de développer la critique sur ce point précis. Quoiqu’il en soit, parler de réalisme radical en ce qui concerne cette verrière est à mon sens tout à fait abusif. Un simple regard sur les vêtements du couple impérial nous plonge instantanément dans un Moyen-âge rêvé, assez décalé par rapport à la réalité du XVIe siècle…
En définitive, Scholz s’accorde avec l’ensemble des spécialistes pour attribuer la conception de l’œuvre à Dürer lui-même avec pour seule réserve la possibilité que von Kulmbach ait apporté sa contribution dans la réalisation de modèles à échelle réduite, notamment pour les têtes des saints Georges, André et Jacques. Eu égard au talent de von Kulmbach, dont nous mesurerons la médiocrité en cours d’étude, n’est-il pas absurde de lui donner ces magnifiques morceaux ? Toutefois le tracé souple et calligraphique caractéristique d’un style d’atelier (Werkstattstil), la qualité exceptionnelle du vitrail et le traitement parfait des modèles incite l’auteur à attribuer au maître-verrier la réalisation des cartons à échelle 1/1. L’hypothèse ne serait pas entièrement dénuée de fondement si un seul carton de Hirsvogel avait survécu mais aucun ne nous est parvenu, alors qu'un carton à grandeur réelle attribué à Dürer a été conservé pour la verrière Pfinzing (cf. infra)...
À mon sens et sans la moindre réserve, la verrière de l’Empereur exécutée en premier est d’emblée un chef-d’œuvre, tant dans la conception d’ensemble que dans les détails, et cette réussite relève pour une grande part non d’innovations plastiques ou formelles mais au contraire d’une fidélité sans servilité à l’art traditionnel du vitrail, d’une compréhension profonde des contraintes et des potentialités plastiques de cette technique spécifique. L’effet est puissant, imposant et l'exécution symphonique dégage une forte impression d’unité. Tous les détails, y compris les plus réalistes, audacieux ou novateurs s’adaptent parfaitement à l’architecture réelle de la fenêtre et vont littéralement dans le sens de la lumière – l’idée ingénieuse des entablements qui intègrent les barlotières est à souligner ainsi que la rime plastique de la branche gauche de la croix de Saint-André avec la jambe gauche de l’Empereur qui semble donner le départ d’une procession solennelle. Les blasons, subtilement animés, gonflés de couleurs, oscillent entre verticalité et légère inclinaison et accompagnent comme des basses profondes le quadruple dialogue à deux voix des personnages, qui émergent majestueusement de ce riche réseau d’harmoniques. A l’étage inférieur, le lumineux phylactère en accord avec les courbes pansues des blasons renforce leur puissance héraldique et opère contrepoids avec le registre supérieur, vide de tout motif. Enfin la voûte en berceau fermée par une coquille Saint-Jacques stylisée est l’écrin acoustique idéal où se déploie ce noble cortège. A noter encore que si réalisme il y a, il est entièrement au service d'un symbolisme impérial hiératique dont l’expression magistrale doit sans doute être considérée comme un chant du cygne. L’attribution de la conception de l’ensemble à Dürer est évidemment la plus probable et le talent de von Kulmbach dont nous apprécierons mieux la médiocrité en cours d’analyse ne saurait entrer en ligne de compte. Si l’Empereur était sans conteste plus puissant que les autres donateurs, il était sans nul doute plus fin connaisseur et en tout cas plus exigeant puisque l’on sait qu’il refusa l’esquisse de von Kulmbach non pour son archaïsme supposé mais à mon humble avis pour sa piètre qualité (cf. supra fig.3 dans l’article). Était-ce pour mieux se réserver la main du Maître ?
B. (p.33) La verrière des margraves de Brandebourg-Ansbach (fig.8 dans l’article)
Comme dans la verrière de l’Empereur, les donateurs ont voulu être représentés à la même échelle que la Vierge et saint Jean-Baptiste, à l’intérieur d’une composition architecturale Renaissance tout en hauteur et comprenant plusieurs étages. Le projet de H. von Kulmbach (fig.7 dans l’article) correspond cette fois pour l’essentiel à la verrière exécutée. Selon l’auteur, la composition architecturale produirait incontestablement un effet plus homogène que celle de la verrière de l’Empereur… N’a-t-il pas vu l’obvie médiocrité du projet ? Perspective approximative et même carrément fautive pour les lignes de fuite des chapiteaux, figures raides, sans poids, comme déposées au hasard dans l’espace du panneau, désolidarisées de leur compagne d’étage et de l’ensemble de l’œuvre, éléments décoratifs superficiels en contradiction avec l’architecture de la fenêtre, incohérence du propos et imitation servile des formules de son maître sans en comprendre la nécessité plastique : le vide des étages supérieurs trop grand et maladroitement comblé par un vase à feu et deux putti musiciens à la pose ridicule, la plaque de marbre sombre et raide placée devant une architecture à l’instar du beau phylactère de la verrière de l’Empereur, mais ici cela n’a aucun sens, ni d’un point de vue réaliste, ni d’un point de vue formel…
Le projet de Kulmbach, encore très proche dans sa conception de celui de la verrière précédente, a été profondément remanié : remplacement de la voûte en berceau par un fronton triangulaire placé dans le registre supérieur, ajout d’un registre inférieur avec une ouverture grillagée, permutation des personnages, changement de forme et de format des blasons, et changements iconographiques importants. La question de savoir si ces changements sont imputables aux desiderata du client reste posée et l’auteur d’embrayer avec monsieur de la Palisse : le travail n’était sans doute pas défini dès le début dans les moindres détails… Ensuite, avant même de signaler le départ de Kulmbach pour Cracovie, ce qui a sans doute contraint le maître verrier à réutiliser d’anciens dessins d’atelier pour le saint Jean-Baptiste (dessin de Baldung Grien) et la Vierge, l’auteur conclut en soulignant la solution avantageuse trouvée pour la composition architecturale et introduit le concept de forme flottante qu’il n’étaye par aucun argument stylistique concret, sinon le fond blanc lumineux des panneaux contenant les figures. Mais un concept flou de surcroît pris en flagrant délit de contradiction avec la thèse du réalisme radical ne saurait justifier l’absence de poids des figures et leur exécution médiocre.
Puis il s’interroge longuement sur la question de savoir si von Kulmbach a réalisé des modèles réduits, car lorsqu’on compare les portraits des donateurs avec des tableaux existants, ils ne sont guère ressemblants. Ici l’auteur s’attarde en une longue et incertaine appréciation du travail du maître verrier dont il considère la technique comme incompatible avec l’existence de cartons précis puis revient encore aux éventuels modèles réduits de von Kulmbach, qu’il faut donc considérer comme tout autant imprécis, s’ils ont jamais existé, en osant une comparaison stylistique et une attribution, à mon sens tout à fait forcée. Non, non et non, le putto musicien élégant et souple de la figure 12 (fig.12 dans l’article) ne peut être attribué à l’artiste qui a réalisé l’esquisse sans gravité, raide et maladroite de la figure 9 (fig.9 dans l’article) ! Le dessin au pinceau du Louvre Nu féminin de dos élimine toute velléité de doute : la technique magistrale (plume et pinceau) est en tout point semblable à celle utilisée pour l’angelot musicien. Notez le poids juste de la figure et son animation exaltée rendue par l’emploi de la spirale michélangélesque qui projette la figure avec le son de sa flûte vers le haut ; appréciez le rendu des parties molles et des parties dures, la virtuosité du trait de pinceau, la sobriété des hachures sans oublier le trait noir au pinceau qui souligne judicieusement la hanche et le dos du putto, exactement à l’instar du Nu vu de dos. K. Bauch avait toutes les raisons d’attribuer cette esquisse à Dürer (cf. note en bas de page n° 41 dans l’article).
En conclusion, la qualité plus que moyenne du projet de von Kulmbach apparaît au premier coup d’œil. Impossible décidément, comme le fait Scholz avec légèreté, d’attribuer la tête du Saint-Georges, à la fois juvénile et virile, de la verrière de l’Empereur (fig.6 dans l’article) à un artiste aussi fade. Qu’il suffise s’il fallait un modèle à cette belle figure de saint de rappeler le retable Paumgartner et son Saint-Eustache : pratiquement tout colle, la pose, l’épée, la bannière, les épaulettes en saillie de l’armure et le trois-quarts face du visage fermement modelé, au nez fort et au menton saillant. Il n’est pas inutile d’indiquer ici que si je n’ai pu vérifier la ressemblance des portraits des Margraves, le portrait de l’Empereur dans sa verrière est par contre très réaliste ; vu de trois-quarts face, il anticipe curieusement le dessin sur le vif daté et signé par Dürer en l’année 1518, le lundi de Jean-Baptiste, donc probablement le 24 ou le 25 juin 1518, quatre ans après la pose supposée de la verrière. Si le dessin de la verrière est plus schématique, il correspond en de nombreux points avec la gravure réalisée à partir du dessin sur le vif… Cette correspondance n'est pas un argument décisif en faveur de modèles réalisés par Dürer lui-même puisqu'il n'a pu rencontrer l’Empereur pour une séance de pose avant le mois de juin 1518 ; avait-il déjà précisément en tête cet angle de trois-quarts, repris quelques années plus tard lorsqu’il a pu affiner son travail grâce à la présence physique de son modèle, ou bien cet angle avait-il été exigé par l’empereur ? Il serait certes difficile d’admettre une pose tardive de la verrière pour expliquer le seul portrait impérial à partir du dessin et de la gravure de 1518 et 1519, d’autant qu’il existe au moins un portrait de Maximilien qui présente exactement le même ¾. Malheureusement cette œuvre ne serait qu’une copie d’après Bernhard Strigel et sa datation incertaine entre 1512 et 1517 ne permet pas d’en faire le modèle avéré du portrait de la verrière… Un autre portrait de l'Empereur d'après Strigel est conservé au Louvre mais il n'a pu être daté.
Sur le dessin et la gravure, le manteau de l’Empereur est orné d’un motif damassé pratiquement identique à celui peint sur les fonds de la verrière impériale ; un motif comparable se retrouve sur le dais et le haut de la robe de Marie de Bourgogne dans une des deux gravures du cortège triomphal réalisées par Dürer et intitulées Le mariage bourguignon (je ne propose ici qu'un détail de la gravure de gauche) ; de même sur le cloth of honour tendu derrière le portrait impérial d’après Strigel. Par ailleurs le portrait de Marie de Bourgogne pour la verrière impériale est également assez réaliste (cf. infra : Appendice) et parmi les nombreux portraits conservés de la duchesse bourguignonne, j’ai noté la présence régulière de ce type de motifs damassés uniquement pour les portraits postérieurs à son mariage avec Maximilien d’Autriche ; sans doute l’Empereur associait-il ces motifs à la maison des Habsbourg ou à la dignité impériale ; lui seul a du imposer ce choix au concepteur, comme son père l'avait sans doute déjà requis pour le motif ornant son manteau dans la verrière des évêques de Bamberg (cf. supra fig.2 dans l'article) ; rien de réaliste dans cette option symbolique dont l’exécution subtile n’est pas indigne du grand Dürer mais l’attribution ne peut être certifiée…
Revenons à la verrière des Margraves : n’est-il pas difficile sinon inconcevable, après pareil constat d’impéritie, de parler de progrès par rapport à la verrière de l’Empereur ? De surcroît, von Kulmbach s’en va à Cracovie et les verriers peut-être abandonnés à eux-mêmes sont obligés d’aller quêter ailleurs les modèles manquants à moins qu’il ne s’agissent de ceux qui leurs semblaient inadéquats ou déplaisaient aux clients. Bref, peu de talent, composition faite de bric et de broc, la verrière finalement remaniée ne vaut guère mieux que l’esquisse et est la plus médiocre des trois. Faut-il encore signaler l’ouverture grillagée de l’étage inférieur hors contexte, les putti écrasés à l’étage supérieur par l’excroissance inélégante des piliers qui surmontent le fronton, les blasons inanimés déposés mollement contre un mur amorphe et sans relief… Forme flottante rétorquerait l’auteur. Non, esquif à la dérive…
D'où la question réitérée de la part effective des verriers dans la réalisation des modèles, réduits ou à grandeur réelle, et de leur responsabilité quant à la qualité plastique de l’œuvre ; contrairement à ce que pense l’auteur de l’article et en l’absence d’éléments matériels, la réponse relève du bon sens et pourrait être plus simple que ne le suppose Scholz qui digresse longuement sans jamais proposer une preuve matérielle ou tout simplement un regard sur la spécificité du travail des maîtres verriers, ce qui aurait peut-être permis de dégager des différences concrètes entre les trois verrières. Certes, il y a cette note 38 (note 38 p.42 dans l’article), où la technique picturale du fils Hirsvogel est évoquée pour expliquer certaines différences entre la verrière de l’Empereur et celle des Margraves, mais l’argument ne peut porter puisque l’auteur signale lui-même la mort de ce maître verrier en 1516 ; il pourrait donc avoir travaillé aux trois verrières, si toutefois les dates de pose correspondent aux dates inscrites sur les vitraux.
Bref, deux œuvres qualitativement différentes ont été réalisées la même année par le même atelier de verriers ; n’est-ce pas la preuve que les verriers étaient de simples mais solides artisans qui fondaient leur travail sur les modèles qui leur étaient fournis, quelle que soit la qualité de ces derniers. Quant aux artisans verriers, même la part plus spécialisée de leur travail – découpe du vitrail, largeur des plombs, chromatisme ou intégration de motifs décoratifs qu’ils proviennent de l’atelier du verrier ou non, pouvait être discutée préalablement avec les concepteurs, sinon avec le commanditaire. Dans ce cas, les verriers étaient en quelque sorte des conseillers techniques qui spécifiaient les potentialités et les limites de leur art mais ceci ne modifiait en rien la rigoureuse division des tâches. Cette répartition des tâches n’était pas un obstacle à l’élaboration d’un style d’atelier graphique et élégant, puisque de facto les verriers peignaient les visages et les mains sur le verre et mettaient en forme les plombs, sans pour autant avoir exécuté les cartons au format 1/1.
Dans un tel contexte, rien ne permet d’adhérer à l’hypothèse de l’auteur qui attribue la grande qualité des figures de la première verrière à une intervention plus importante des verriers dans la conception même de l’œuvre avant l’élaboration des cartons à l’échelle 1/1.
C. (p.35, col.2, par.3) La verrière Pfinzing (fig.13 dans l’article)
Selon l’auteur, cette verrière serait la dernière étape vers une nouvelle organisation homogène de la surface selon une perspective centrale de style Renaissance. Après une brève introduction historique notant la transmission de la verrière par le Conseil de la ville de la famille Vorchtel à celle du conseiller impérial Pfinzing, l’auteur consacre son attention aux figures et remarque la perspective morale (différence de grandeur entre les figures des donateurs et celles des saints) absente des deux autres verrières. L’intervention de Dürer n’est certaine qu’en ce qui concerne la figure de la Vierge à l’enfant : le carton à grandeur réelle, que l’on est en droit d’attribuer à Dürer malgré la voix discordante de Frenzel, est conservé au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. L’attribution à Dürer allant dans le sens d’un progrès en trois temps correspondant respectivement aux trois verrières, l’auteur est pour cette fois en accord avec l’attribution…
Suit une description de la perspective centrale dont les lignes de fuite se rejoignent au point d’intersection des meneaux et des barlotières au-dessus de la troisième rangée ; Scholz considère l’ensemble de la perspective comme un somptueux chef-d’œuvre de Dürer, mais ne peut fournir comme élément matériel qu’une maigre esquisse d’assez piètre qualité conservée à Chatsworth (fig.14 dans l’article) que l’on peut effectivement comparer avec la partie supérieure gauche de la verrière. Mais à part ce maigre indice, simple élément de détail où je ne sens pas la main de Dürer, rien ne laisse supposer un dessin d’ensemble du maître. En revanche, la voûte en berceau du second étage et les piliers qui la soutiennent, ainsi que leurs chapiteaux rappellent sans conteste le projet de von Kulmbach pour la verrière des Margraves, sans parler du vase garni de fleurs et soutenu par deux chaînes au plafond de la voûte : ce détail décoratif superfétatoire et superficiel est d’une insigne maladresse d’un point de vue architectonique puisque la partie centrale du vase est cachée par le meneau central de la fenêtre. A noter encore dans le même sens, le prolongement des piliers au-dessus de la voûte à l’étage supérieur ; ces piliers surmontés de putti alourdissent considérablement l’effet d’ensemble et opacifient la lisibilité de la perspective. Peut-on imaginer le maître copiant les défauts du plus mauvais des élèves ? Reste la question de la part d’intervention de Dürer pour les figures : la possible participation d’un jeune collaborateur du maître, Hans Springinklee est discutée. Mais alors que le paragraphe suivant note les différences stylistiques marquées par rapport aux deux précédentes verrières – caractéristiques plus dures, plus cassantes, il n’est pas fait mention ici d’une madone de Springinklee (fig.18 dans l’article), inspirée elle aussi du carton de Saint-Pétersbourg et qui offre des ressemblances stylistiques avec les figures de la verrière Pfinzig. Une fois de plus lorsqu’il s’agit de déterminer l’absence ou non de modèles réduits et le rôle des maîtres verriers, l’auteur s’embarque dans de longues explications qui n’aboutissent à rien ou presque faute de preuves historiques ou matérielles et omet de voir ce qui saute aux yeux pour ce qui concerne l’identité des concepteurs.
Dès lors, il me semble impossible d’attribuer l’ensemble du décor de la verrière Pfinzing à Dürer. Quant aux figures, elles relèvent manifestement d’une main plus habile que celle de von Kulmbach, probablement Springinklee, à l’exception de la Vierge dont le dessin de Saint-Pétersbourg semble bien être la preuve de l’intervention ponctuelle de Dürer. En dépit d’une composition plus unifiée par rapport à la verrière des Margraves, cette œuvre est cependant d’une qualité moindre que la verrière de l’Empereur. La perspective centrale conduit le regard dans le sens inverse de la lumière, le mène buter contre le meneau central de la fenêtre et a pour effet d’absorber toutes les figures dans le décor. D’autre part, l’absence de prise en compte de la réalité matérielle de la fenêtre (barlotières et meneaux) donne l’impression d’un tableau mis en prison, derrière des barreaux.
L’auteur se contente de noter la perspective morale. Pour ma part elle pourrait peut-être éclairer les conceptions différentes et les dessinateurs diversement doués pour les trois verrières. Du point de vue de l’idéologie impériale, n’était-il pas particulièrement approprié de se réserver l’exclusivité du maître, de s’arranger pour qu’un « pair », rival potentiel, se voit attribuer un disciple peu doué (von Kulmbach) et d’accorder au fidèle conseiller un impérial cadeau, en l’occurrence un dessin du maître et un élève plus doué pour les figures (Springinklee), mais sans l’autoriser à outrepasser son rang, d’où la perspective morale pour la seule verrière Pfinzing ? De cette façon, l’Empereur, tout en se montrant libéral envers son fidèle serviteur, renforçait encore son ascendant et discréditait malicieusement un aristocrate moins fortuné, au regard critique moins aiguisé ou tout simplement moins soucieux de l’importance idéologique et politico-religieuse de l’image. L’implication personnelle de l’Empereur (cf. les lettres conservées), le rôle d’intermédiaire de son conseiller et du Conseil de la ville de Nuremberg, la commande quasi simultanée aux mêmes ateliers (Dürer et Hirsvogel), tous ces éléments pointent dans le même sens. Quant à la personnalité de l’Empereur telle que la dépeint Panofsky, elle concorde idéalement avec notre hypothèse : « […] connu comme le dernier des chevaliers […] il aimait à s’imaginer dans le rôle du roi Arthur […] il avait la passion des cortèges, des tournois et des ordres de chevalerie […] Mais il fut aussi le créateur de la première académie humaniste et sa plus ardente ambition était d’incarner l’idéal moderne de l’huomo universale. Il fut un dilettante […] un perfectionniste […] il n’y avait rien qui ne l’intéressa sur terre, […] de la critique d’art, de la musique et de la poésie jusqu’à l’armement, l’imprimerie, les mines et même la création de mode, jusqu’à surpasser les gens de la profession. » (Panofsky, E., La vie et l’art d’Albrecht Dürer, Hazan, 2004, p.269)
3 (p.39, col.2, par.2, dans l’article) En guise de conclusion, Scholz rappelle le rôle prépondérant des grands dessinateurs dans l’élaboration des grandes verrières des donateurs de Saint-Sebald mais, incapable de juger de la qualité et du style d’un artiste, il place Dürer et von Kulmbach sur un pied d’égalité et omet Springinklee… Toujours sans aucune preuve, il insiste sur l’intervention décisive des verriers dans l’évolution chromatique ; selon lui, les architectures illusionnistes favoriseraient des effets chromatiques plus apaisés et plus lumineux, ce qui n’aurait pu être obtenu sans instructions précises, par exemple des maquettes colorées… Mais il me semble vraiment difficile de percevoir sous cet angle les complexes architectures Renaissance en l’occurrence maladroitement dessinées et surchargées de motifs décoratifs. Les nombreuses lignes, en contradiction avec les lignes de l’architecture naturelle de la verrière, loin d’apaiser le regard, rendent la lecture plus difficile et créent le désordre ; de plus elles assourdissent les effets chromatiques avec lesquelles elles se trouvent en contradiction puisque la technique de la peinture sur verre n’est guère en mesure de rendre la perspective aérienne…
Après la verrière Pfinzig, l’atelier de Hirsvogel ne produira plus qu’une grande verrière pour l’église Notre-Dame (esquisse de von Kulmbach, fig.22 dans l’article) ; l’oeuvre renonce aux architectures complexes et aux décors Renaissance et s’inspire davantage des retables de l’époque, notamment par l’évocation du bois de la console portante. Si l’auteur insiste ici sur le style tardif de l’atelier et sur la technique âpre et routinière des panneaux conservés, c’est évidemment pour appuyer l’hypothèse du rôle majeur de Dürer dans les trois verrières des Donateurs ; les apories du raisonnement de Scholz ont été exposées plus haut …
Après la Réforme, en Allemagne, à l’exception de la verrière offerte par l’archiduc d’Autriche pour la chapelle impériale du déambulatoire de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau (fig.23 dans l’article), plus rien ne vient alimenter l’évolution des verrières monumentales ; et l’auteur de nous envoyer à Bruxelles voir les grandioses architectures figurées des vitraux de Saint-Michel-et-Sainte-Gudule où ce type de verrière trouvera sa forme achevée (1537/1547, dessins de Bernard van Orley)…
Il n’est pas indispensable de s’attarder sur la longue conclusion en bien des points semblable à l’introduction, pour constater que Scholz, incapable de marier approche historique, contextuelle et formelle est passé à côté de son sujet. En effet, si Dürer n’a pas réalisé l’esquisse de la figure 1 (fig.1 dans l’article) et s’il est bien, en accord avec son impérial commanditaire, le seul concepteur de la verrière de l’Empereur, alors il a compris que la perspective centrale ne convenait pas à l’art du vitrail et ne pouvait constituer un progrès dans ce cadre ; de même, il a compris qu’une verrière cohérente ne pouvait pas faire l’impasse de son architecture réelle : meneaux et barlotières ; enfin, il a compris que le réalisme et l’illusionnisme de la Renaissance qu’il maîtrisait parfaitement devaient passer au second plan s’ils étaient mis au service d’un art essentiellement hiératique et symbolique, basé sur une conception théologique sinon métaphysique de la lumière et dans ce cas précis, destiné à la promotion de l’idéologie impériale. Ce sont ses élèves moins doués et moins lucides ou plus asservis aux caprices des « clients », qui ont développé une pratique qui signifiait à moyen terme la mort de l’art du vitrail. La verrière monumentale de l’Empereur constitue donc un des derniers moments d’équilibre entre conception médiévale du monde et l’esprit de la Renaissance. N’est-ce pas significatif à cet égard que pour cette œuvre le nom du plus grand artiste de la Renaissance au Nord des Alpes s’efface derrière l’imposante figure impériale ?
Comme dans le verre […] un rayon resplendit
si libre qu’entre venir et être, il n’est pas d’intervalle.
Dante, Le paradis, chant XXIX, 25-27
Appendice : Portrait de Marie de Bourgogne
Verrière de l'Empereur, Marie de Bourgogne, le Mariage bourgignon
Comme celui de son époux, le portrait de Marie de Bourgogne dans la verrière de l’Empereur est traité de manière assez réaliste. Le visage de la jeune femme est manifestement élaboré à partir du même modèle ayant servi pour les deux gravures accolées du Mariage bourguignon (cf.supra illustration précédente). Le nez de la gravure est un peu différent mais d'autres portraits d’une Marie de Bourgogne plus jeune confirment l’essentiel des traits du visage : front haut et fortement incurvé, joues arrondies, assez petite bouche charnue et sensuelle, menton rond saillant et début de double menton qui s’accentue avec l’âge, sans oublier les cheveux blonds ou châtains clair, évidemment invisibles sur la gravure.
Dans la double gravure comme dans la verrière, la robe de la duchesse déborde sur l’entablement et lorsque les deux figures en pied sont placées côte à côte, avec les têtes d’égale grandeur, il appert que la figure du vitrail a le corps allongé pour compenser la vision en raccourci due à la pose en hauteur. Cette technique spécifique aux œuvres de grand format placées à plusieurs mètres de hauteur n’a pas été relevée par Scholz mais si elle s'appliquait à l'ensemble des figures, elle serait un argument en faveur de la réalisation des cartons à l’échelle 1/1 par les maîtres verriers. Certes, la mise en oeuvre d'une formule d’élongation spécifique du corps en fonction de la hauteur à laquelle la figure est installée pourrait être réalisée directement sur le verre à partir d'un carton 1/1 dont les figures n'ont pas été allongées, le dessinateur ne disposant pas des données pratiques pour prendre en charge cette opération. Ce point mériterait néanmoins d’être vérifié in situ pour chaque figure des trois verrières.
Tant la gravure du Mariage bourguignon que le vitrail dessinent des mèches bouclées tombant librement le long des joues de la princesse. Ces mèches légères semblent avoir été à la mode à Venise au début du XVIe siècle comme le suggère un des plus beaux tableaux de Dürer, le Portrait d’une jeune Vénitienne, daté vers 1505 et conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Curieusement, Panofski (La vie et l'oeuvre d'Albrecht Dürer, p.181, Hazan, 2004, pour la traduction française) croit pouvoir affirmer que cette jeune vénitienne est habillée à la mode milanaise... Mais une recherche rapide dans l'iconographie vénitienne du début du XVIe siècle (Carpaccio, Bellini et autres) m'a rapidement convaincu du caractère vénitien de la coiffure et des vêtements de la jeune femme peinte par le maître de Nuremberg ; pour le moins, si cette mode était d'origine milanaise, elle avait cours à Venise à la charnière du 15e et du 16e siècle. L'opinion de Panofsky, dont le texte original a été publié en 1943 se fonde probablement sur un point de vue relayé par Ruth Wedgwood Kennedy dans un article paru en 1942 dans l'Art Bulletin (n°24, p.196). Cette brève critique du catalogue consacré par Harry B. Wehle aux peintures italiennes, espagnoles et byzantines conservées au Metropolitan Museum de New York ne m'a malheureusement pas encore permis de trouver l'origine de cette idée et son argumentation, Kennedy se contentant de poser une question à l'auteur du catalogue qui ne partageait visiblement pas cette opinion : "And is not the lady's costume in the Montagna St. Justine, milanese, or even Florentine, and a decade earlier than 1504-1506 ?" Voilà qui est pour le moins elliptique et il y a loin de Milan à Florence... Je propose au lecteur intéressé par cette problématique un album photos sous la rubrique "1490-1510 : mode vénitienne ou milanaise ?" Le portrait de Dürer y est comparé avec quelques oeuvres vénitiennes dont le St. Justine de Padoue donné à Montagna. Notons tout de même que Padoue n'est qu''à quelques kilomètres de Venise et que Montagna a été l'assistant de Giovanni Bellini ... Est-ce pour cette raison que Kennedy a omis de donner l'origine de la sainte peinte par Montagna ?
Mais revenons au sujet de ce petit tableau du maître nurembergeois. Le visage de cette jeune femme et la couleur de ses cheveux ne laissent pas d’évoquer Marie de Bourgogne… Faudrait-il voir en cette œuvre magnifique un portrait posthume de Marie de Bourgogne commandé à Dürer par son mari Maximilien d’Autriche, désireux de la voir habillée et coiffée à la mode vénitienne ? Le doute subsistait après comparaison avec plusieurs portraits dont celui de la verrière, non sans points communs, adoptait de surcroît le quasi-de-face et la même inclinaison du visage vers la gauche et vers le bas. Un portrait à la pointe de métal ornant le magnifique Alphabet gothique de Marie de Bourgogne, daté vers 1480, a levé les doutes, en partie. De plus, à l’instar du chef-d’œuvre de Dürer, une médaille et un portrait de Marie en Marie-Madeleine montraient une bosse sur la partie gauche du front… Mais un portrait de Marguerite d'Autriche attribué au maître de la Légende de sainte Madeleine et conservé au musée du Louvre présente des paupières légèrement "enflées" pratiquement identiques à celles de la Vénitienne de Dürer. La couleur des cheveux, le nez et le reste du visage correspondent assez bien aux mêmes morceaux dans le chef d'oeuvre du maître nurembergeois. La forte ressemblance reste logique puisque Marguerite est la fille de Marie de Bourgogne ; mais il est désormais impossible de trancher entre un portrait posthume de la mère ou un portrait de sa fille à l'âge de 25 ans.
En raison du traitement différencié des deux rubans noués, celui de gauche manifestement moins achevé que celui de droite, certains historiens considéraient l’œuvre inachevée. S’il s’agissait de Marie de Bourgogne, et non de sa fille, le ruban noir pourrait attester du caractère posthume de l’oeuvre tandis que le ruban rose non finito rappellerait la brève vie de la princesse trop tôt arrachée à l’amour de ses proches.
R.D
Liste des illustrations (par ordre d'apparition dans cette critique)
- Fig.1 dans l'article : Dürer, Albrecht, projet pour un vitrail de saint Georges, vers 1498, Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut.
- Dürer, Albrecht, étude préparatoire Soldat et cheval (recto) pour la gravure Le cavalier, la mort et le diable, plume et pinceau, vers 1513, Milan, Bibliothèque Ambrosienne.
- Fig.2 dans l'article : atelier de Hirsvogel, Veit, verrière des évêques de Bamberg, 1502, Nuremberg, Saint-Sebald, choeur-nord II.
- Fig.5 dans l'article : atelier de Hirsvogel, Veit, verrière de l'Empereur, 1514, Nuremberg, Saint-Sebald, choeur I.
- Fig.3 dans l'article : Von Kulmbach, Hans, projet pour la verrière de l'Empereur, 1513-1514, Berlin, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, Cabinet des Estampes (3/4d perdu), autrefois à Rotterdam, musée Boymans van Beuningen.
- Fig.4 dans l'article : verrière de l'Empereur, détail, l'empereur Maximilien et son épouse Marie de Bourgogne, 1514, Nuremberg, Saint-Sebald.
- Fig.8 dans l'article : atelier de Hirsvogel, Veit, verrière des Margraves, 1515, Nuremberg, Saint-Sebald, choeur-sud II (?).
- Fig.7 dans l'article : Von Kulmbach, Hans, projet pour la verrière des Margraves, 1514, Dresde, Sammtliche Kunstsammlungen, Cabinet des Estampes.
- Fig.12 dans l'article : Dürer, Albrecht, putto musicien, vers 1515, Cassel, Staatliche Kunstsammlungen, Collection graphique.
- Fig.9 dans l'article : Von Kulmbach, Hans, modèle pour un prince électeur, vers 1510-1515, Erlangen, Bibliothèque de l'Université, Collection graphique.
- Dürer, Albrecht, nu de dos, plume et pinceau, 1495, 32 X 21 cm, Paris, musée du Louvre, Cabinet des dessins.
- Fig.6 dans l'article : verrière de l'Empereur, détail, saint Georges, 1514, Nuremberg, Saint-Sebald.
- Dürer, Albrecht, saint Eustache, retable Paumgartner, détail, vers 1498, huile sur bois, Munich, Alte Pinacothek, Bayerische Staatsgemäldesammlungen.
- D'après Strigel, Berhnard, portrait de l'empereur Maximilien Ier, entre 1512 et 1517, Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie.
- Dürer, Albrecht, le Mariage bourguignon, détail, double gravure, s.l, s.d.
- Fig.13 dans l'article : atelier de Hirsvogel, Veit, verrière de Pfinzing, 1515, Nuremberg, Saint-Sebald, choeur-sud III (?).
- Fig.16 dans l'article : Dürer, Albrecht, Vierge à l'enfant, fragment de carton au format 1/1 pour la verrière Pfinzing, vers 1515-1516, Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage.
- Fig.14 dans l'article : Dürer, Albrecht (?), esquisse d'architecture, vers 1516, Chatsworth, duc de Devonshire.
- Fig.18 dans l'article : Springinklee, Hans, la Madone des Chartreux d'après un projet de Dürer, gravure, Pass. 180, 1515.
- Fig.22 dans l'article : Von Kulmbach, Hans, projet pour la verrière Welser-Thumer, vers 1518, Dresde, Sammtliche Kunstsammlungen, Cabinet des Estampes.
- Fig.23 dans l'article : atelier de Hans von Ropstein, verrière offerte par l'archiduc Philippe d'Autriche, Fribourg-en-Brisgau, auj. au musée des Augustins.
- Anonyme, portrait de Marie de Bourgogne, fin XVe siècle (?), s.l., s.d.
- Maître de la Légende de sainte Madeleine, actif à Maline 1480-1525, Portrait de Marie de Bourgogne en Marie Madeleine, 26,5 x 22,5 cm, Musée Condé, Chantilly, © RMN /Domaine de Chantilly René-Gabriel Ojéda.
- Dürer, Albrecht, portrait de Marie de Bourgogne (?) vêtue à la mode vénitienne, vers 1505, huile sur bois, 34,5 X 21,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
- Anonyme, portrait de Marie de Bourgogne, feuillet de l'Alphabet gothique de Marie de Bourgogne, dessin à la pointe de métal, vers 1480, Paris, musée du Louvre, collection Rotschild.
- Ursentaler, Ulrich, médaille, or, après 1511, Naródnì Museum, Prague.
- Portrait de Marie de Bourgogne en Marie-Madeleine, huile sur bois,s.l., s.d.
- Maître de la légende de sainte Madeleine, Portrait de Marguerite d'Autriche (1480-1530), vers 1495, 24 X 15 cm, Paris, Musée du Louvre.
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