Lettre ouverte à Lucien Ginsburg
Cher Lucien,
Je suis en rogne, je râle, je grogne. Il est rare que je me fâche mais là je me sens floué. Je vous explique. C’est pourtant écrit en première de couverture, en toutes lettres : Serge Gainsbourg – Dernières nouvelles des étoiles – L’intégrale. Et qu’est-ce que je découvre, là, par hasard, sur le net ? Une chanson, oui, une chanson inédite, de votre main : « Le sable et le soldat ». Je parcours l’index de mon intégrale. Pas plus de sable que de soldat… Rien… Je suis perplexe… Serait-ce une variante alla Gainsbarre de « Mon légionnaire » ? Les paroles de la célèbre rengaine sont de Raymond Asso ; logique qu’elles ne soient pas reprises dans votre intégrale. Mais non. Pas du tout. Après audition, « Le sable et le soldat » s’avère bel et bien chanson originale, intégralement de votre plume, paroles et musique. Le site YouTube en propose une version intitulée « Le sable d’Israël ». Du coup, je râle sec. Je fulmine, je m’insurge, je proteste. Où va-t-on, si les intégrales n’en sont plus ? Dans quel monde vivons-nous ? La chanson est un art mineur, je suis bien d’accord avec vous, mais le consommateur n’est pas un bœuf. J’ai été trompé, j’exige réparation. J’appelle derechef Maître Verger.
Quinze jours plus tard, l’avocat-conseil me répond par lettre :
« Cher Monsieur, j’entends bien vos griefs, mais je suis au regret de vous dire que votre affaire a très peu de chance d’aboutir. Reprenons depuis le début. »
« Plon édite l’intégrale des textes de Serge Gainsbourg en 1994. »
« Lucien Ginsburg, dit Serge Gainsbourg, est mort depuis trois ans. Sauf codicille, dont personne n’a eu connaissance à ce jour, impossible de lui imputer directement ce regrettable oubli… Bien sûr, l’hypothèse d’une volonté exprimée verbalement par l’auteur avant sa mort ne peut être écartée, mais comment pourrions-nous en apporter la preuve ? »
« Désormais, le code civil regorge de pièges. Même l’historien le plus scrupuleux hésite à traiter certains sujets touchy, susceptibles, comme on dit, de blesser certaines sensibilités. Que dire des éditeurs, de leurs collaborateurs et de leurs auteurs, toujours en étau entre l’inspecteur des impôts, le procureur de la République et les associations de tous bords promptes à les traîner en justice pour les motifs les plus futiles ? »
« Dans de telles conditions, vous admettrez, cher Monsieur, et cætera »
« Veillez recevoir l’assurance, et cætera »
J’enrageais mais il fallait me rendre à l’évidence. Inutile de déposer plainte. Principe de réalité. Soit. Mais il est encore permis de s’interroger. Oui ou non ? Alors je la pose, ma question, et je l’envoie sans attendre, par recommandé, à votre éditeur :
« Monsieur, »
« Ayant acquis depuis peu l’intégrale des textes de Serge Gainsbourg, publiée par vos soins en 1994, j’ai noté non sans étonnement, et cætera »
« Pourriez-vous m’expliquer pourquoi la chanson intitulée «Le sable d’Israël » n’a pas trouvé sa place légitime dans votre ouvrage? »
« Dans l’attente, et cætera »
Pas de réponse. C’était prévisible. Mais rien ne m’interdisait d’essayer de comprendre par moi-même. Relisons votre texte, voulez-vous ?
Oui, je défendrai le sable d’Israël,
La terre d’Israël, les enfants d’Israël.
Quitte à mourir pour le sable d’Israël,
La terre d’Israël, les enfants d’Israël.
Je défendrai contre tout ennemi
Le sable et la terre qui m’étaient promis.
Oui, je défendrai le sable d’Israël,
Les villes d’Israël, le pays d’Israël.
Quitte à mourir pour le sable d’Israël,
Les villes d’Israël, le pays d’Israël.
Tous les Goliath venus des pyramid’s
Reculeront devant l’étoile de David.
Oui, je défendrai le sable d’Israël,
La terre d’Israël, les enfants d’Israël.
Quitte à mourir pour le sable d’Israël,
La terre d’Israël, les enfants d’Israël. (Bis)
Gainsbourg inédit, pour le moins. Dans le ton surtout, je vous trouve moins décalé, plus « scout », plus solennel, plus communautaire. C’est peu dire. Difficile en effet d’être plus explicite en moins de deux minutes. Pas de second degré. Touche biblique, précise, clinique. Droit au but. Tsahal l’a bien compris et la soldatesque a repris en chœur dans la langue d’Abraham.
Mais où diable aviez-vous caché l’anar provocateur ? Son ironie cinglante ? Si machiavéliquement distillée dans votre sulfureuse version de la Marseillaise. Deux hymnes, deux poids, deux mesures. Ah ! Vous m’étonnerez toujours ! Comme j’aimerais que vous puissiez vous expliquer !
Un ami m’écrit que votre œuvre est une commande de l’ambassadeur d’Israël à Paris. Je n’ai pu vérifier mais accepter une commande ne rend pas l’auteur moins responsable de ce qu’il écrit. Que resterait-il des intégrales, s’il fallait en retirer les œuvres de commande sous le prétexte fallacieux que l’auteur ne peut en assumer l’entière responsabilité ? Non, à mon sens, la raison de cette omission, volontaire ou pas, est ailleurs.
Le style direct à la première personne expliquerait peut-être mieux ce qu’il faut bien qualifier de pudeur éditoriale, qu’elle soit le fait de vos héritiers ou de votre éditeur, voire, mais c’est peu probable, de vous même. Délicat, n’est-ce pas, et c’est un euphémisme, d’appeler ouvertement au sacrifice suprême dans les sables du Sinaï, depuis la rue de Verneuil, Paris septième, pieds nus sur canapé, whisky on the rocks… Certains esprits sérieux pourraient à juste titre s’offusquer.
Vous voyez d’ici l’topo : Appelé Ginsburg, Lucien ! Tenue non réglementaire ! Cinq jours d’arrêts ! Dans d’ beaux draps, mon légionnaire ! Chaud, chaud, chaud, le sable chaud, qu’il était beau et cætera.
D’où l’intérêt du passeport français, en bonne et due forme ! La rosette aussi, quelques fois ça peut aider, pour échapper à l’uniforme… Surtout en période troublée… Ce n’était d’ailleurs plus votre problème, cher Lucien. Vous n’aviez plus l’âge. Trop vieux pour aller vous griller les orteils dans le désert du Néguev. Trop vieux pour aller jouer les légionnaires. Trop vieux pour patauger dans la gadoue. En un mot, trop vieux pour mourir...
L’année érotique se faisait attendre. 68 était dans les limbes. Nous n’étions qu’en 67. Contexte explosif. Tensions. Contorsions. Guerre des Six jours, « peuple dominateur », vedettes de Cherbourg, canal de Suez, Liban, Jordanie, Syrie, et cætera.
Pensez donc : d’aucuns osaient même arguer, non sans quelques froides raisons historiques, que le défenseur impavide, prêt à mourir pour sa terre promise, était le primo-agresseur… Allez savoir ce qui mijote dans les cervelles "malades", ce qui se trame dans les déviances, combien de pépins dans les melons ?
Sujet sensible : discrétion vivement recommandée dans l’expression des opinions…
Mais vous, non ! Vous n’êtes pas de ce genre là, vous n’avez pas froid aux yeux, votre plume est d’une autre trempe : Français, encore un effort ! Aux armes et cætera !
De quoi se rengorger quelques années plus tard, ennuyer votre éditeur, embarrasser vos ayant-droits, qui n’avaient peut-être plus tellement envie de répéter, même tout bas, ce que vous aviez chanté à pleine voix. On devine un peu pourquoi. C’est que là-bas, dans ce même pays que d’autres n’appellent pas Israël, le quotidien de vos contemporains ne se déclinait pas en B.B., Jane B. et autre Élisa...
In fine, peu importe. Sauf votre respect, j’y vois surtout une belle occasion de vous retoucher en douce le portrait, cher Lulu, d’un œil plus affuté, moins ravaleur, le troisième, qui scrute la profondeur, sonde les reins et les cœurs. Vitam impendere vero. Consacrer sa vie au vrai. Oui, j’ai la passion de la comprenure. Je veux toujours savoir pourquoi. Toujours. Comme les enfants, litanies de pourquoi, théories de pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
À propos, il faudrait carrément songer à la réviser de fond en comble votre « intégrale » posthume. Vous ai-je dit qu’il y en avait d’autres, des chansons « oubliées » ? Soit. Ce n’est pas de mon ressort et ce n’est plus du vôtre. Du reste, une seule chanson a suffi pour changer toute la perspective, appeler une relecture des autres, les « bonnes », les « présentables », qui ont gardé les honneurs du frontispice. Oui, il faudrait relire votre œuvre à la loupe, repasser tous vos textes au peigne fin, voire à la lettre près, jusqu’à la virgule, pour mieux comprendre ce qu’ils véhiculent ? Vous le savez aussi bien que moi, la postérité se laisse rarement éblouir. N’est-il pas écrit : « Il n’est rien de voilé qui ne sera dévoilé » ? (Luc, XII, 2)
D’ordinaire, je me méfie de la bête humaine, j’envisage le pire. A priori. Mais avec vous, non. Je vous aurais donné le bon Dieu sans confession. Il est vrai que vous arboriez à la boutonnière mieux que l’insigne de la légion, quelques-unes des plus belles chansons jamais écrites dans la langue de Molière. Naïvement, sous l’Aquaboniste, je lisais l’artiste lucide ; derrière Mister Iceberg, je percevais le musicien sensible ; je vous ressentais timide, émotif, à vif, écorché, et votre cynisme provocateur me faisait rire ; même votre machisme sans vergogne me semblait feint. Amour des feintes, des faux semblants.
Tout n’était pas que du toc, loin de là ! Mais la marge était large, avec quelques notes à peine lisibles. Entre les lignes aussi : une autre musique, plus radicale, une sorte de coda martiale, soigneusement écrite, mais à l’encre invisible. Vous êtes un p’tit cachottier, Lulu, vous ne me l’aviez pas dit que vous étiez kabbaliste. Vous l’aviez bien caché votre joyeux va-t-en guerre ! Et votre uniforme ? Avec les mites ? Au placard ? Inglorious bastard !
Certes, j’aurais pu m’en douter. Mais je ne vous lisais pas. Comme un con, j’étais content lorsque vous chantiez votre requiem à l’enterrement de mon frère ! Non, je ne vous lisais pas. Je chantais vos ritournelles en faisant bom she bom she bom bom… Si je vous avais mieux lu, je ne l’aurais pas suivie votre yellow star – j’y aurais sans doute vu, en toutes lettres, les mêmes mots que vous : Shérif ou marshall ou big chief. Je ne serais jamais allé rocker en votre compagnie sur les bunkers – Goddam ! Ce n’est pas beau, les bombes ! Rien de sublime dans les hécatombes ! Je l’aurais reconnu votre desesperado, avant que sa grenade n’explose, et je l’aurais épinglé illico avec sa mauvaise étoile. Je ne me serais pas laissé intimider par la hauteur de vos Rockefeller Center et autres Bank of Manhattan et National City Bank, ni par votre trio bolchevik, votre troïka des purs, tous trois de race sémite, comme vous dites. Je les aurais d’emblée mieux cernées vos idées sales. Ne faites pas l’innocent ! Vous l’avez écrit noir sur blanc : « Moi, je suis assez pour la loi du talion. » Putain, Lucien, certaines de vos chansons suintaient carrément la haine. Et dans la foulée de vous mettre sans façon à la place de Dieu, Ecce homo, Juif et Dieu ! Mais enfin, me direz-vous ce qui vous a pris ? Paranoïa ? Provocation ? Mégalomanie ? Humour noir ?
En tout cas, alors que vous rêviez de chavirer la France avec votre Décadanse, ce n’était pas le paradis chez vous, ça n’rigolait pas tous les jours, ni noir, ni jaune. Votre pudique compagne n’a pu le cacher très longtemps : à ses yeux, les bleus n’étaient pas ses bijoux les plus précieux. Quant aux coups de trique, celui qui les lui donnait n’était pas, comme dans une autre de vos chansons, catholique et irlandais. Il est vrai qu’alcoolique rime mieux avec catholique qu’avec Serge, Lucien ou Harley David son of a bitch. Ce n’est pas moi qui vous donnerai des leçons de versification. Mais laissez-moi vous filer un conseil, cher Lucien : relisez les Évangiles. Celui, dont vous moquiez les paraboles et auquel vous aimiez tant, de votre vivant, emprunter les clous, y prend souvent la parole. Et, ma foi, son Verbe est haut et clair. À vous rendre jaloux. Entre autres, et c’est de circonstance : « Quoi ! Tu vois la paille dans l’œil de ton frère et pas la poutre dans le tien ! » (Luc, VI, 41)
Mais dites-moi, maintenant que vous trinquez probable avec le diable et ses acolytes, vous pouvez bien me le dire à moi, en aparté : Gainsbourg, c’était juste pour la frime ? Avouez ! Du cinéma ? Et Gainsbarre ? Bobards et calembours ? C’est Ginsburg qu’était à la barre, n’est-ce pas ? En coulisse, toujours bourré, à la bourre dans les cintres, entre cour et jardin, c’est Lucien qui s’ la jouait solo : Black trombone en do ! O.K. ? Mais en mineur, les gars, con sordino… Mollo, l’Apocalypse !
Bien vu, Lulu ! Bravo ! C’était de bonne guerre ! Parfait, le double grimage ! Quand on n’a pas les biscottos, mieux vaut ne pas trop jouer des pectoraux… hors chambre à coucher… Strass et stratagèmes : voilà le bon plan ! Contrat assurance-vie ! Transmission assurée des gènes !
Du reste, depuis longtemps, beaucoup d’autres, avant vous, déjà. Larvatus prodeo, et cætera. Mimiques, catimini, tactiques, retraites, carreaux, piques et cætera. Sous fausse bannière, les p’tits papiers portaient le filigrane étoilé… à tout vent, à tout vat ! Très bien. Bien joué. Chapeau bas !
Aux armes et cætera !
Désolé. Sans moi. Sorry angel, sorry so ! Je refuse d’entonner et cætera en lieu et place de citoyens, alors que vous avez placé le signe quasi-égal entre Juif et Dieu. Je ne la chanterai plus avec vous, votre Marseillaise, ne vous déplaise.
Restons en là, voulez-vous ? O.K. pour plus jamais ?
Alors, à présent qu’a sonné l’heure des adieux, permettez que je vous embrasse, cher Lucien. Ne me refusez pas cette petite marque d’affection impersonnelle. Je vous ai compris, je vous ai traduit, je ne vous ai pas trahi…
Je vous ai lu, relu, pas élu…
Roland Dormans
P.S. Si j’ai tenu dans cette missive à inscrire en italiques tout ce qui venait de vous, titres ou extraits de vos chansons, c'est pour vous rafraîchir la mémoire. Qu’en est-il en effet des capacités mnémoniques post mortem ? Les vers du père Lachaise pourraient y avoir fait des trous, des p’tits trous, et encore des p’tits trous...
À l’heure où je boucle cette lettre, je déniche une brève mention en tous petits caractères de votre chanson « Le sable et le soldat », p. 489 de votre intégrale éditée en 1994 par Plon. Les vers 1, 2, 4 et 5 sont cités. Bien qu’absente de l’index, de la table des matières et forcément du corps du texte, elle est citée dans un chapitre improprement intitulé « Notes » puisqu’il ne renvoie pas à des notes numérotées dans le corps du texte. Vous apprécierez, j’en suis certain, l’art du camouflage de vos descendants… Hélas ! La tempête Internet, inconcevable de votre vivant, a jeté bas leurs modestes paravents et mis à jour votre treillis.
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