Dards d\'Arts

La conjecture des frères Lumière

 

Rien de plus difficile au cinéma, à mon sens : rendre les contingences d’une vie, l’irrationalité de ses enchaînements, les transitions absentes, l’étrange crible des moments creux…

Plus difficile encore : donner à voir la manière pratiquement inconsciente dont nos cerveaux inondés de données réceptionnent l’incessant tsunami informationnel où s’entrecroisent et s’opposent, s’annihilent ou s’additionnent contraintes du présent, multiples mémoires et projections vers le futur, projets, idéaux, croyances, constructions mentales…

D’où l’impression réitérée que le cinéma donne de la vie une image semblable à celle qu’aurait un enfant de la vie océanique, s’il se contentait d’observer chaque jour pendant quelques minutes un poisson rouge dans son bocal…

Faudra-t-il invoquer ici la célèbre conjecture des frères Lumière : « Il n’existe pas de solution univoque au problème dit « du poisson rouge dans un bocal. » ?  Ou encore parler d’ « effet aquarium », à l’instar de Duke d’Ayez, le très médiatique et très brillant théoricien du cinéma ?  Aux yeux d’un amateur inconditionnel de la toile blanche formatés au soi-disant réalisme du mainstream de la production américaine, il n’est sans doute pas évident que des pans entiers de l’existence puissent échapper à l’œil cinématographique, qu’ils pourraient peut-être même ne jamais entrer dans le cadre...

Le sommeil par exemple. Certes, Andy Warhol a longuement filmé un homme endormi mais cette amusante provocation n’est qu’une manière parmi d’autres d’éluder la question. De même, par leur prétention absurde à l’authenticité, les puristes de la caméra à l’épaule et du son direct, asservis aux seuls angles de vues supposés objectifs, mais étroits, des machines enregistreuses pratiquement livrées à elles-mêmes, n’aboutissent in fine qu’à un lamentable laminage du « réel », amputé de toute densité, de toute complexité et de toute saveur ; sans parler des maux de têtes et autres dégâts subis par les yeux des spectateurs…

Alors, quoi ? Quadrature du cercle ? Impossibilité intrinsèque due aux contraintes techniques du cinématographe ? Un exemple extrait des grandes productions américaines récentes m’a convaincu du contraire.  Le film In the Valley of  Elah de Paul Haggis n’a pourtant rien du cinéma expérimental réservé à une clique d’initiés.

Hank, un policier militaire à la retraite, apprend une mauvaise nouvelle par téléphone : son fils, récemment rentré d’Irak, n’a pas réintégré sa base. C’est un acte de désertion. Le père, incrédule et perplexe, s’élance aussitôt à la recherche du jeune soldat. Deux jours de route au volant d’un petit pick-up sont nécessaires pour rejoindre la base militaire où stationnait le fiston. Afin de ne pas perdre de temps, la première nuit est passée dans la voiture sur une aire d’autoroute.

Le réalisateur choisit de mettre en scène le réveil, au petit matin, sur le parking. Non temps, non lieu. Atmosphère blafarde. Va-et-vient de voyageurs indifférents. Hank rêve de son fils. Un enfant sur l’aire de repos appelle son père hors-champ : « Papa ! Papa ! ». Ses cris s’insinuent dans le rêve et réveillent le dormeur, désorienté, égaré, littéralement extradé du réel par l’intensité inhabituelle du songe interrompu. L’enfant crie une nouvelle fois. Hank se ressaisit et démarre…  Le cinéaste opte pour l’ambiguïté et ne précise pas si les « Papa ! Papa ! » du jeune garçon ont directement induit le rêve ou s’y sont simplement inscrits en surimposition, interrompant du même coup le sommeil…  

Apprentis cinéastes, à vos visionneuses ! Il me semble qu’il serait hautement instructif pour vos cervelles avides de connaissance d’analyser minutieusement cette brève séquence afin de mieux comprendre comment le réalisateur a su donner une telle intensité à un moment banal, à première vue tout à fait inutile à l’action. À première vue seulement, parce que ce bref instant de confusion entre rêve et réalité est la clé d’un scénario très construit, peut-être trop, de sorte qu’il n’y a plus après cette scène le moindre espace pour échapper à la mécanique si bien huilée par le brillant scénariste qu’est Paul Haggis…. 

Mais après tout, l’espace de liberté d’une jeune recrue envoyée à la guerre n’est-il pas assez comparable à celui d’un poisson rouge livré sans défense par un gamin cruel à la patte affamée du chat ?

 

Roland Dormans

 

 

 

 Nous sommes tous des petits poissons rouges... ou blancs.

Photo : Herdé, Barcelone, 2002.

 

 

 



30/10/2012
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