Dards d\'Arts

Écrans

 

Contact humain NOI585272 à DEI126,

honorable représentant de la planète UMMO.

Message codé adressé au chef du groupe expéditionnaire AYU36,

en mission sur la planète Terre depuis six mois (temps terrestre)

 

Il y a peu, j'ai croisé le dernier des Mohicans dans les allées fléchées d'un supermarché. Ne vous méprenez pas : il y a longtemps que l’indien est mort, bien avant l’invention des grandes surfaces. Certes le dernier des Mohicans a  été un homme vivant sur cette petite planète mais je n’avais sous les yeux que la pochette titulaire d’une copie numérique d’un film, adapté d’un roman de Fenimore Cooper publié en 1826, plus de cent cinquante ans avant la réalisation du film. Pour ne pas céder à une irrépressible compulsion de possession, je pris une décision courageuse : si le Mohican me faisait toujours signe 21 jours plus tard, s’il occupait encore les rayons de mon enseigne préférée, je l'acquérais, à la régulière, sans marchandage. Exploit accompli ce jour, sans fioriture. Quelle aventure moderne!

J’étais donc propriétaire légal d’une boîte en plastique de 20cm sur 13, contenant une galette d’environ 12cm de diamètre. Par la seule grâce de ce petit disque et s’il dispose de la technologie afférente, un terrien moyen peut assister at home à une sorte de récit théâtralisé, appelé film, accompagné d’images et de sons et censé imiter de manière crédible la vie réelle. Sur la planète Terre, les êtres vivants qui se nomment eux-mêmes hommes[1] passent une grande partie de leur temps libre dans des salles sombres pour assister à ce type de représentations imagées et sonores projetées sur une grande toile blanche – contrairement à ce qui se passe sur votre planète, l’odorat et le goût n’y tiennent aucune place ; de plus ils disposent de matériel miniaturisé et à partir de ces galettes appelées DVD, ils peuvent assister au même genre de spectacles, chez eux, confortablement installés dans leur fauteuil. Cette industrie florissante porte le doux nom de cinéma ; elle n’existait pas à l’époque de la rédaction du roman ; curieusement, en dépit de l’attrait exercé aujourd’hui par cette activité, mes frères humains l’associent volontiers à une sorte de mensonge ou d’illusion et il n’est pas rare d’entendre des expressions telles que  c’est du cinéma ce qui signifie c’est de la frime, de la comédie ou encore faire du cinéma dans le sens de faire des manières.

Cinéma mama mama mama !

Malgré tout le respect que je vous dois, je me permets de parodier votre système de langage élaboré à partir d’un double codage, sémantique et fréquentiel, qui permet de moduler le sens d’une phrase en répétant une syllabe donnée selon un code convenu. Soyez certains que la plupart de mes frères humains francophones seraient en l’occurrence tout à fait capables de comprendre instantanément la perspective sémantique induite par la sextuple répétition de la syllabe Ma en trois groupes de deux. Ironie du hasard, s’il est juste d’accorder foi aux recherches récentes d’un certain Jean Polion, cette syllabe sonore dans votre langue extraterrestre pourrait être traduite en français par une périphrase : appariement effectif validé activement ou encore appariement de fait, relation vérifiée expérimentalement ; ce qui ne manque pas de sel dans le contexte qui nous occupe... Et vous, votre étude des langues humaines vous a-t-elle initiés aux nuances de la langue française ?

Détenteur du matériel nécessaire à une projection privée, j’ai visionné le film que je venais d’acheter. En dépit de la musique assez belle, préalablement entendue grâce à un être humain d’âge tendre et de sexe féminin[2], et malgré quelques moments forts, le sujet traité (un moment particulier de l’histoire du continent américain) m'a surtout donné l'envie de lire Fenimore Cooper dans le texte. Résultat : moche le cinoche et c’est un euphémisme, une façon de coller la vraie vie sous emballage plastique, de se fourrer la tête dans un préservatif ; du cinéma, quoi, rien que du cinéma qui fait son cinéma ; comme si l’on attendait la mort à défaut de vivre, vraiment. « Pourquoi vivons-nous si peu intensément? » écrivait Vincent Van Gogh à son frère Théo bien avant l’invention du cinéma. Et Théo qui s'appelle dieu n'a su quoi dire. Qui sait pourquoi ? Chaque acte est en lui-même sa propre fin. Mais la plupart des homo auto-déclarés sapiens sapiens pullulant sur cette étrange planète ne s’inquiète de leurs actes qu’en fonction de la valeur marchande susceptible de leur être accordée par les autres.

Avec vaillance, bonhommie et joyeuse humeur j’ai traversé ces quelques heures de ce que certains humains plus clairvoyants appelleraient narcissisme consumériste infantile, heures passées devant une fenêtre fermée – ce n’est sans doute pas un hasard si les  humains nomment écrans, soit ce qui fait obstacle à la vision, les espaces quadrangulaires, grands ou petits, où sont projetées les images. Afin de m’assurer que ce jugement sévère n’était pas du à la médiocre qualité du film choisi, j’ai également visionné un vieux film comique d’Eddy Murphy prêté par la voisine du dessus[3] et Le bon, la brute et le truand de Sergio Leone. Ces trois-là gîtent depuis les temps préhistoriques au plus profond de l’esprit humain mais il est rare d’y trouver le premier. Avez-vous la moindre idée de ce qu’entendent les habitants de cet astre froid lorsqu’ils parlent d’inconscient ? Quoiqu’il en soit, ces deux autres films n’ont pas été réellement en mesure de fournir des arguments convaincants en faveur de l’industrie cinématographique. Un dièse toutefois, en faveur de Sergio : ironie, lucidité, musicalité. Et que le Spectacle continue !

Veuillez m’excuser, mes yeux se ferment. Il est l'heure de dormir. Je m’en vais faire mon cinéma sur l’écran noir de mes nuits blanches…Les humains dorment environ huit heures par jour. Que le sommeil soit profond, léger ou paradoxal il est toujours ce qu'il est : une case inviolée sur l'échiquier du monde. « Comme un vent délicieux danse invisiblement sur la mer étale, léger, léger comme une plume, ainsi le sommeil danse sur moi.[4] » La liberté y est absolue. Parce que nous y sommes plus faibles que le plus faible... Intouchables.

Salutation et fin convenue à mon verbiage, inconvenant face à votre science incomparable.

Respectueusement,

Roland DORMANS, contact humain  NOI585272.

 

 

Il faut savoir dormir et se réveiller de temps en temps, à la belle étoile.

                                                                   Philippe   SOLLERS

 

 

 



[1] Homme : famille d’une racine indo-européenne ghyom- «  terre ».

[2] J’avoue humblement mon manque d’objectivité : il est probable que la beauté ait été transférée indûment à la musique alors qu’elle s’appliquait parfaitement au représentant du sexe féminin qui m’en proposait l’audition.

[3] Que n’est-elle descendue pour d’autres agapes !

[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra dans un passage qui s’intitule En plein midi, cité par Philippe Sollers dans Une vie divine, Gallimard, 2006, p.428.



09/07/2012
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