Dards d\'Arts

"Pauvre Rutebeuf" ou  "Il n'y a plus rien" ?

Roland Dormans

 

Le critique : [d’un ton pondéré mais ferme, sur le ton du conférencier qui commence sa communication] Sous le vernis finement craquelé d’un authentique métier de symphoniste,  l’œuvre musicale de Léo Ferré souffre parfois d’un manque d’invention mélodique et harmonique.

 

L'amateur : [croyant avoir mal compris] Comment ?

 

Le critique : [poursuit sur le même ton] Rythmiquement aussi les redites sont nombreuses, non seulement d’œuvre en œuvre, mais également dans une même chanson, lorsque le refrain s’essouffle à décoller du couplet.

 

L'amateur : [incrédule] Quoi ?

 

Le critique : Il y a encore ces chansons mineures qui carburent au triolet selon le patron éprouvé qui a scellé l’inaltérable réussite d’Avec le temps. Le point le plus faible est la mélodie, souvent grevée d’innombrables notes répétées, alourdie par la monotonie des gradations, l’automatique des schémas modulatoires et le nombre réduit des formules de fin de phrase.

 

L'amateur : [il s’énerve] C’est hallucinant !

 

Le critique : [toujours aussi tranquille] Mais…

 

L'amateur : [il perd soudain son sang froid, interrompt le critique et élève violemment le ton] Assez ! As-sez ! Cette critique est odieuse. Médiocre ! Fumiste ! Artiste raté ! Mort au critique !

 

Le critique : [imperturbable] Du calme. Laissez-moi finir. Associée aux vers des poètes français ou à la poétique pas toujours verbeuse de l’auteur, la relative ténuité des moyens musicaux ne nuit pas le moins du monde à la verve et à la verdeur virile de l’œuvre de Léo et son irrésistible charisme déclamatoire soutenu par une voix insinuante a su donner vie à quelques-unes des plus belles et des plus incontestables réussites de la chanson française. [Confit de satisfaction, il esquisse un sourire béat]

 

L'amateur : [surpris, troublé mais soulagé, il bredouille] Ah, …bien !... De fait, il me semblait… Pauvre Rutebeuf, par exem…

 

Le critique : [il l’interrompt] J’y viens, cher ami, j’y viens. Le poème est du plus moderne des auteurs du Moyen-âge, Rutebeuf.


L'amateur : Sur quels critères jugez-vous de sa modernité ? Mais peu importe. En fait, il s’agit d’une adaptation très ingénieuse à partir de deux poèmes : La griesche d’yver et La complainte Rutebeuf.

 

Le critique: Et les deux derniers vers de la chanson proviennent d’un troisième : Le mariage Rutebeuf

 

L'amateur : Tous trois utilisent la même forme : le tercet – un demi vers de quatre syllabes succède à deux vers de huit syllabes. Rutebeuf, en serait l’inventeur.  [Il récite de manière un peu scolaire en comptant les syllabes sur ses doigts]

Que sont mes amis devenus – huit

Que j’avais de si près tenus – huit 

Et tant aimés ?  – quatre       

 

Le critique : En tout cas, cette formule commune aux trois poèmes est pain béni pour l’adaptateur.

 

L'amateur : Encore fallait-il choisir judicieusement parmi les centaines de vers qui composent ces trois complaintes.

 

Le critique : Je vous l’accorde. La réduction au format « chanson » est fichtrement bien ficelée.

 

L'amateur : [concentré, appliqué, enchaîne aussitôt. Il parle plus vite] Ferré construit quatre strophes de trois tercets sur une forme mélodique A (tercet 1)- B (tercet 2) - A (tercet 3). Belle idée : il reprend la première strophe en deux temps, les six premiers vers au début de la troisième strophe, les quatre derniers à la fin de la quatrième strophe ; d’où la triple reprise dans les strophes 1,3 et 4 du sixième vers L’amour est morte, énoncé une seule fois par Rutebeuf…

 

Le critique : Bon plan également, pour la transcription en français moderne, d’avoir serré au plus près la langue du 13e siècle. N’est-ce pas beau cet amour singulier accordé au féminin ?

 

L'amateur : [rêveur, admiratif, il chante] L’amour est morte … Ce beau vers devient vraiment le cœur du nouveau poème et le français semble soudain sans âge, intemporel.

 

Le critique : [hésitant et un peu réticent] Oui… cependant… la mélodie… n’est pas… Comment dire ?

 

L'amateur : Qu’avez-vous contre la mélodie ? Elle est d’une limpide simplicité.

 

Le critique : Certes. Une brève analyse confirme votre jugement. Pour A, un seul tétracorde : subtilement, la tonique n’y est pas énoncée. Les trois autres notes de la gamme majeure n’apparaissent qu’en B. La tonique est la note la plus aigüe et n’est jamais chantée en fin de phrase. Résultat : pas une seule cadence forte et effet de suspension accentué par une septième de dominante montant au cinquième degré au lieu de se résoudre sur le troisième.

 

L'amateur : Donc, sept notes seulement. Non pas : do-ré-mi-fa-sol-la-si ; mais ré-mi-fa-sol-la-si-do. Do, la tonique, est la note la plus haute. Ai-je bien compris ?

 

Le critique : Parfaitement. Mais pourquoi diable Léo a-t-il habillé sa délicate mélodie d’un manteau orchestral  pseudo-ravélien ? [Il remarque la moue dubitative de son interlocuteur] Vous ne me croyez pas ? Suivez ce lien :Pauvre Rutebeuf Léo Ferré - YouTube

 

L'amateur : [écoute attentivement, puis interrompt la musique] Vous n’avez pas tort, c’est assez lourd, voire emphatique ; même l’interprétation est ampoulée et la ligne mélodique semble s’enliser dans la glaise symphonique... La version originale était plus simple, plus naturelle...

 

Le critique : La grenouille veut se faire plus grosse que le bœuf…  Si j’avais découvert cette chanson dans la version que nous venons d’entendre, je n’en aurais probablement pas perçu toute la beauté.

Mais écoutez plutôt  cette autre voix :

 

L'amateur : Nana Mouskouri ? Vous m’étonnez…

 

Le critique : La voix translucide de la chanteuse grecque n’est-elle pas en accord parfait avec la limpide simplicité que vous évoquiez tout à l’heure à propos de la mélodie ?

 

L'amateur : Oui, mais la prude Nana censure le texte.

 

Le critique : Un seul mot : « droit sur moi » pour « droit au cul »…  Ce changement de détail n’entame pas la force du poème, ni l’omission des deux derniers vers. Qu’en pensez-vous ?

 

L'amateur : C’est vrai. Dommage, tout de même. C’eût été drôle d’entendre cette voix virginale chanter : « Et droit au cul, quand bise vente, le vent me vient, le vent m’évente. »

 

Le critique :[poursuit son raisonnement sur le même ton, dogmatique, mais pas trop] La chanson de Ferré, intégrée par Mouskouri dans l’album Vieilles chansons de France, côtoie sans rougir de merveilleux petits chefs d’œuvre anonymes : Brave marin, Aux marches du palais, À la claire fontaine, V’là l’bon vent…  Dans ce contexte, l’accompagnement confié à une guitare sèche est tout à fait approprié. Il n’y a pas de modulation, les accords sont tranquillement posés sur les degrés respectifs de la gamme de Sib majeur… Avez-vous goûté le sel du Sib sus9 ? Et sur cette trame légère, l’ample mélodie prend librement son envol.

 

L'amateur : [enthousiaste] Pureté classique !

 

Le critique : Ah ! Ah ! Ce vieil anar de Ferré doit se retourner dans sa tombe… Non, après tout, il est suffisamment musicien pour comprendre que sa sauce symphonique, trop riche, noyait le morceau…

 

L'amateur : Ce n’est pas toujours le cas. Avez-vous déjà entendu Il n’y a plus rien ? [Il lance  un trente trois tours : ]

 

Le critique : [écoute sans ouvrir la bouche ; à la fin de la chanson, sur un ton doucement ironique]  Pas la moindre chance que Nana Mouskouri ne reprenne cette chanson. Aucune radio n’en a voulu.

 

L'amateur : Peut-on encore parler de « chanson » ?

 

Le critique : Au sens strict, non. Ni couplet, ni refrain, ni mélodie, rien qu’un immense poème murmuré, vociféré, éructé en une sorte de sprechgesang à la Ferré harnachant sans relâche un obsédant cheval symphonique passant de la marche au trot, puis au galop… Envoûtant, roboratif, dérangeant…

 

L'amateur : Décapant et libératoire ! Idéal pour créer un froid au cours d’insupportables commémorations, de pesantes réunions politiques ou lors de fêtes de mariage et autres réunions de familles soporifiques. Vous vous régalerez des mines consternées, abasourdies, incrédules…

 

Le critique : Et à votre plus grande joie, vous ne serez plus jamais invité.

 

Commentaire énigmatique d'un troisième larron, non identifié [la voix, mâle et grave, vient des coulisses]: Mais pourquoi attendre dix mille ans, monsieur Ferré ? Cela a toujours été là. Il y a dix mille ans, aujourd'hui et à jamais...

 

 

 



15/11/2012
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