Ni ancienne, ni moderne, la couleur des pins
Ni ancienne, ni moderne, la couleur des pins
Roland DORMANS
À propos d’une aquarelle de J. M. W. Turner
Mont Blanc from Fort Roch in the Val d'Aosta, 1808
FIG. 1 Turner, c. 1808, 66 X 100 cm, aquarelle, collection privée, Royaume-Uni
"L’œuvre d'un artiste ne peut être réduite à la seule caisse de résonance du temps et du lieu qui l'ont vu naître" Herdé
"Mon travail consiste à peindre ce que je vois, non ce que je sais être là." J.W.M. Turner
1. Bref aperçu historique et biographique
Depuis 1793, l’Angleterre et la France sont en guerre. Les voyages à l’étranger sont devenus très périlleux et les aristocrates anglais se trouvent pratiquement dans l’impossibilité d’accomplir leur traditionnel Grand Tour. Mais la paix d’Amiens qui s’avérera très fragile est signée en mars 1802. Aussitôt des milliers de visiteurs anglais se pressent aux portes du continent. L’Ambassade de Grande-Bretagne en recense 5000 cet été-là. La plupart veulent voir Paris et la nouvelle France consulaire. Parmi eux figurent de nombreux peintres avides d’étudier les nouvelles collections publiques du Louvre et à leur tête, le président de l’Académie royale de Londres, Benjamin West, peintre de scènes historiques. Celui-ci rencontre Bonaparte et expose une de ses œuvres au Salon.
Turner a alors 27 ans. Il vient d’être reçu à l’Académie royale de Londres et est considéré comme le plus grand peintre et le meilleur paysagiste de sa génération. En symbiose presque parfaite avec les grands collectionneurs anglais d’origine aristocratique qui sont à la fois ses clients, ses mécènes et ses amis, il se consacre entièrement à la peinture. Sa vie est dès à présent réglée comme papier à musique et elle le restera pendant plus de quarante années jusqu’à sa mort, en 1851 : été et automne sont réservés aux voyages et aux dessins tandis que l’hiver se passe à l’atelier où il réalise les toiles et les aquarelles destinées aux expositions londoniennes du printemps suivant.
Peu après la Paix d’Amiens, Turner reçoit une aide financière d’un de ses clients, le comte de Yarborough, qui ouvre une souscription, afin de lui permettre d’aller étudier l’œuvre des grands maîtres sur le continent. Turner part le 15 juillet 1802. Il traverse la Manche pour la première fois mais il ne voyage pas seul. Il accompagne un autre de ses clients, Newbey Lawson [1], un peu comme le peintre Cozens avait accompagné l’aristocrate Beckford dans le Grand Tour qu’il avait réalisé avant la guerre. Gentilhomme campagnard et prospère, Lawson est un dessinateur amateur et un grand collectionneur d’antiquités ; il choisit lui-même l’itinéraire, paye la note et verse un salaire à Turner. Malgré leur désir de descendre jusqu’à Turin, la crainte d’être bloqués en Italie en cas de reprise des hostilités incitera les deux voyageurs à ne pas dépasser Aoste et à limiter leur voyage à une traversée de la Suisse. Le périple est de première classe avec cabriolet et guide suisse et ne ressemble en rien aux voyages que Turner effectuera seul par la suite. Toutefois, l’argent ne peut pas tout : certaines routes et certains cols sont inaccessibles au cabriolet et bien des régions parcourues par les deux compagnons restent sinistrées, appauvries et encore très perturbées suite à la campagne d’Italie. Turner avouera plus tard à un de ses amis anglais «avoir trop marché, et […] avoir mal vécu et été mal logé». De retour à Paris le 30 septembre, Turner et son compagnon peuvent admirer à loisir les œuvres du Louvre, parmi lesquelles les chefs-d’œuvre italiens emportés par les troupes françaises après la campagne victorieuse en Italie [2].
2. Mont Blanc from Fort Roch in the Val d’Aosta, 1808
C’est Turner lui-même qui a donné le nom de Fort Roch à un petit bout de chemin, entre Courmayeur et Aoste, où les Romains ont taillé une voie à travers un mur de roche presque vertical, à près de cinquante mètres au-dessus des eaux de la Doire. Il y a tracé une esquisse au crayon dans son carnet du Saint-Gothard et du Mont-Blanc, dont il avait préparé les pages de papier anglais au lavis gris. Retravaillée plus tard à l’aquarelle, cette étude (fig.2.) a servi de base à la réalisation de deux des plus grandes et des plus spectaculaires aquarelles que Turner ait jamais produites. La première a été achevée en 1808, la seconde, quelques années plus tard, en 1815 (fig.1 et 3.)
FIG.2 Turner Fort Roch, Val d'Aoste,1802, aquarelle, 30,9 X 47,4 cm
FIG.3 Turner La bataille de Fort Roch, 1815, aquarelle, 69,6 X 101,5 cm
A l’instar de la seconde aquarelle (fig.3) qui nous montre une bataille qui n’a pas eu lieu, entorse à la vérité historique, l’aquarelle de 1808 (fig.1) nous montre le Mont-Blanc et le Mont-Chétif tels que le peintre n’a pu les voir de l’endroit où il était placé, entorse à la vérité géographique. Choix étonnant pour un peintre qui s’est forgé une réputation d’aquarelliste topographe et qui dispose par ailleurs de centaines d’esquisses et de dessins dont il connaît parfaitement le degré d’exactitude topographique. L’académicien fraîchement émoulu, en pleine force de l’âge, a-t-il délibérément posé le pied en dehors des sentiers bientôt rebattus par la plupart de ses collègues du XIXe siècle, afin de situer le propos de l’art au-delà de la vérité historique et géographique, au moins en partie, hors temps et espace ?
Pourtant, la technique parfaite de ce somptueux chef-d’œuvre est incontestablement au service d’une forme rigoureuse de «réalisme» : perspective aérienne lumineuse, rendu vigoureux des matières et des textures, différenciation subtile du minéral et du végétal, traitement pittoresque des groupes de personnages qui forment autant de scènes de genre miniatures, tout sonne vrai et donne une inoubliable impression de naturel. Turner semble s’être franchement dégagé de l’influence des maîtres classiques qu’il admire pour porter l’art de l’aquarelle à un rare degré de perfection. Toutefois, la composition provient en droite ligne du Lorrain : la vallée profonde prend la place du traditionnel bras de mer ; le raccourci saisissant du parapet, l’étroit chemin en surplomb et les abruptes masses rocheuses remplacent les quais, les installations portuaires et les palais ; et enfin les neiges éclatantes du Mont-Blanc éclaboussent l’ensemble de lumière comme le soleil sur l’horizon dans les œuvres de Claude Gellée (fig.4.).
FIG.4 Le Lorrain Le port de mer et l'embarquement de la reine de Saba, 1648
De même, l’influence des paysagistes hollandais demeure tout à fait perceptible non seulement dans le traitement de la lumière et du ciel mais aussi dans la façon d’intégrer les figures humaines dans le paysage à l'instar de Rembrandt par exemple (fig.5).
FIG.5 Rembrandt L'Amsteldijk près de Meerhuizen, 14,6X28,9 cm
FIG.6 Turner (détail de la fig.1)
Qu’il représente Didon, Hannibal, un soldat mourant ou une petite savoyarde ébahie devant le spectacle de la nature sauvage (fig.6.), Turner les montre à leur juste place, tous égaux dans leur fragilité face à la puissance implacable des forces naturelles, mais dans le même temps, avec un respect profond et une tendresse infinie pour leur singularité et leur grandeur à accepter leur destin. À ses yeux, l’homme fait partie du monde au même titre que le caillou, l’insecte ou la fleur. Ni plus, ni moins. Le peintre a l’art de leur «rendre justice» sans que la présence et l’intensité de son regard n’interfèrent avec leur manière d’être au monde. Authenticité et simplicité sont les traits principaux du «réalisme» de Turner ; ce qui le rapproche de Rembrandt et le différencie nettement de la froide idéologie matérialiste et rationaliste du réalisme français, défendue plus tard avec brio par Courbet et consorts.
Rien de vraiment neuf dans cette aquarelle, sinon et ce n'est pas rien, l’ampleur de la composition en rapport avec la technique choisie et la nature sauvage, en l’occurrence la montagne, qui nous est montrée sans effroi, sans vertige, avec l’aplomb et la simplicité des paysages hollandais. Faudra-t-il à la suite de certains de ses contemporains, reprocher à Turner son goût de l’imitation et son manque de personnalité et d’originalité ? De fait, Turner ne prend pas la pose romantique, ne joue pas à l’artiste moderne et même lorsqu’il joint un poème à un tableau [3], ne s’encombre guère d’idées personnelles ou prétendument originales. Tout son métier, toute sa virtuosité, tout ce qu’il apprend jour après jour des grands maîtres du passé, il le met humblement au service d’un regard impersonnel, sans poids, vide, mais gorgé d’énergie pure comme une voile dans le vent. Il ne se révolte pas, ne s’oppose pas à la nature, ne l’affronte pas en un combat prométhéen mais s’immerge dans le paysage, l’embrasse du regard et se laisse embrasser par lui. N’est-ce pas significatif à cet égard, que pour mieux peindre une tempête, il exige d'être attaché au mât d’un navire, devenant au sens propre comme au sens figuré l’œil impassible et impavide du «cyclone» ? Il s’efface : le temps s’arrête et l’espace s’ouvre. Avec une énergie inlassable, un métier irréprochable et un «réalisme» assidu, Turner et sa peinture témoignent de la possibilité pour l’homme, s’il se fait assez petit pour passer par le chas de l’aiguille, de se libérer du contexte géographique et historique de sa destinée individuelle ou collective pour vivre [4] le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui [5].
3. Conclusion : Romantique ? Vraiment ?
Claude Lorrain est le peintre qui a laissé l’impression la plus profonde au jeune Turner. Il cherchera à l’imiter jusqu’à en pleurer de rage lorsqu’il lui semblait qu’il ne pourrait jamais égaler son modèle et il demandera par testament qu’un de ses tableaux soit accroché en pendant à une oeuvre du Lorrain à la National Gallery. Turner a également admiré Poussin mais son goût pour le XVIIe siècle français et le fait qu’il ne dédaigne pas à l’occasion de donner une scène mythologique n’en font certainement pas un néoclassique. Eclectique, Turner a pris des leçons partout où il pouvait en prendre, des védutistes italiens jusqu’aux paysagistes hollandais, en passant par les paysagistes anglais.
En raison des nombreuses scènes de naufrage et de catastrophes naturelles ou d’un tableau tel que Pluie, vapeur et vitesse – le grand chemin de fer de l’Ouest, caractéristique de sa dernière manière, Turner est étiqueté romantique et bien des commentaires accentuent et surlignent le caractère dramatique ou pathétique de ces tableaux et surestiment l’aspect subjectif et intériorisé du traitement de la couleur dans les œuvres de la dernière manière.
Les caractéristiques essentielles du Romantisme sont assez étrangères à l’œuvre et à la vie de Turner : ni nationalisme, ni individualisme, ni pathétique, ni tragique, aucun goût prononcé pour le Moyen-Age, etc. Tempête, certainement, mais où se cache la passion ? Par ailleurs, faire de lui le premier des «modernes» ou même le premier des abstraits lyriques est pour le moins excessif, car rien n’est plus étranger à l’approche artisanale, traditionnelle et concrète de Turner que l’abstraction et le tachisme.
Ni romantique, ni classique, ni ancienne, ni moderne, son œuvre trouve pourtant échos en temps et lieux inattendus : comparez un sumi-e réalisé par un maître zen contemporain avec les sapins de l’aquarelle de 1808 (figures accompagnant le titre de cet article). Ou encore, regardez comment le Diagramme du Changement extrait du Canon taoïste s’adapte parfaitement avec les lignes de forces de la même aquarelle (fig.7a et b). Ce diagramme représente la force pénétrante de l’Esprit de Vie, l’action du Tao et les liens entre macrocosme et microcosme ; il est daté de la dynastie Song (Xe-XIIIe siècle) dont les peintres paysagistes sont en bien des points comparables au Turner des dernières œuvres (fig.8).
«Ni ancienne, ni moderne, la couleur des pins[6].»
À esprit libre, univers libre [7]
FIG.7a Diagramme du changement (Canon taoïste XIIIe siècle)
FIG.7b
FIG.8 Hiao-Hiang La brume se dissipe et laisse voir une ville sur la montagne
(Chine, XIIIe siècle)
Bibliographie
BOCKEMUHL, Michael, J. M. W. Turner 1775-1851, Taschen, Cologne, 1991.
Catalogue de l’exposition Turner et les Alpes, Fondation Gianadda, Martigny, Suisse, 1999.
Catalogue de l’exposition J. M. W. Turner : Le Mont-Blanc et la Vallée d’Aoste, Aoste, 2000.
Catalogue de l’exposition Rembrandt dessinateur Musée du Louvre éditions, Paris, 2006.
ARASSE, Daniel, Le détail, Flammarion, Paris, 1996.
BANCROFT, Anne, Zen, Seuil, Paris, 1979.
RAWSON, Philip et LEGEZA, Lazlo, Tao, Seuil, Singapour, 1973.
YOURCENAR, Marguerite, Nouvelles orientales : Comment Wang-Fo fut sauvé, Gallimard, Paris,1963.
Paroles Zen, textes recueillis par Marc de Smedt, Carnets de Sagesse, Albin Michel, Paris, 1994.
Notices techniques Fig.1-3 : Turner ; fig.4 : Claude Lorrain ; fig.5 : Rembrandt ; fig.8 : Hiao-Hiang
Fig.1. Fort Roch 1808
Mont-Blanc from Fort Roch in the Val d’Aosta
c. 1808
Aquarelle, 66 x 100 cm
Inscription en bas à gauche: JMW Turner RA
Collection privée, Royaume-Uni
Fig.2. Fort Roch, Val D’Aoste
1802
Aquarelle sur papier préparé au lavis gris
30,9 x 47,4 cm
Syndics of the Fitzwilliam Museum, Cambridge
Fig.3. La bataille de Fort Roch, Val d’Aoste, Piémont, 1796
1815
Aquarelle et gouache sur papier
69,6 x 101,5 cm
Signé et daté en bas à gauche : I M W Turner 1815
Tate Gallery, Legs Turner, LXXX G, D04900
Fig.4. Le port de mer et l’embarquement de la Reine de Saba
1648
huile sur toile
148,6 x 193,7 cm
Londres, The National Gallery
Fig.5. L’Amsteldijk près de Meerhuizen, avec une vue vers Het Molentje
Plume et encre brune, lavis brun,
correction de blanc, addition tardive de lavis gris au premier plan, au centre
14,8 x 26,9 cm
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques,
collection E. de Rotschild
Inv. 186 D.R.
Fig.6. Détail de la fig. 1.
Fig.7 a Diagramme du changement (Canon taoïste XIIIe siècle, cfr. corps du texte)
Fig.7 b Détail de la fig. 1 superposé au diagramme du changement
Fig.8. La brume se dissipe et laisse entrevoir une ville au flanc de la montagne
Huit vues, encre
XIIIe siècle, dynastie Song, Tokyo, National Museum
Figures accompagnant le titre : Détail de la fig.1 et Taisen Deshimaru Sumi-e, Forêt de cèdres, lavis à l'encre de chine, Japon, XXe siècle.
[1] Cfr Cecilia POWELL, Turner travelling Companion of 1802. A mystery resolved, Turner Society News, n° 54, février 1990, pp. 12-15.
[2] Cfr David Blayney BROWN, Le Grand Tour de Turner: les Alpes et la Suisse en 1802, dans le catalogue de l’exposition Turner et les Alpes, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse, 1999.
[3] Cfr le poème: Fallacies of Hope, qui accompagne le tableau: Snow storm : Hannibal and his army crossing the Alps, 1812.
[4] „Nicht erkennen, erleben.“ Sergiu CELIBIDACHE, compositeur et chef d’orchestre.
[5] C’est à dessein que j’évite d’en référer à la catégorie kantienne du « sublime », ce que font nombre de commentateurs de l’œuvre de Turner en accord avec l'idée qu'une œuvre d'art reflète nécessairement la philosophie d'un temps et d'un lieu ; à l'inverse, la citation anachronique du célèbre vers de Mallarmé met l'accent sur la notion heideggérienne d' « historialité » de l’œuvre d'art, sur sa dimension transhistorique : « [Le dire du poète] demeure comme ce qui n'a cessé d'être.[...] Ce qui ainsi ne tombe jamais dans la succession du passer, a surmonté d'emblée toute caducité. [...] Ce qui n'a cessé d'être (das Gewesene), [...] est l'historial.» (Heidegger, Holzweg, dans le chapitre Pourquoi des poètes ? p.385 de la version française, Gallimard, 1962.)
[6] Koan extrait de Paroles zen, textes recueillis par Marc de Smedt, Albin Michel, 1994, p. 15.
[7] Idem, p. 37.
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