Dards d\'Arts

Souvenirs de Chardin Le rêve de l'enfant au toton

 

Laissez-moi devenir la toupie du gamin, qui va s’arrêter,

Et qui tourne, du même mouvement que le ciel,

Et tremble, du même mouvement que l’âme,

Et tombe, comme tombent les dieux, sur le sol du Destin.

                                                                                 Fernando Pessoa

 

 

 

Le couteau entre tendrement dans la gorge du canard. Le sang coule goutte à goutte dans la coupe d’argent. Le canard a soif. Le verre d’eau sur la table s’enfuit. « Personne ne me boira. » Une pyramide de framboises s’envole. « C’est un cerf-volant ! » crie le canard. « Regardez ! Il est dans la bulle de savon. » La bulle explose ; une pluie rouge tombe sur la table ; ça grouille ; des millions de cirons rouges s’agitent sur le vernis. « La table ! » s’étonne Auguste, « La table est un mur. »  Une raie danse à la verticale. « C’est le dieu crucifié ! » grogne le chat, hérissé et le château de cartes s’effondre d’un coup. Le valet de cœur se fâche. Monsieur Chardin éclate de rire. « Il a une tête de singe ! » s’écrie Auguste, horrifié…                                                                      

 

Auguste est accoudé à la table de la cuisine, la tête sur ses bras croisés. Ses yeux brouillés de songes et de lumière glissent sur la nappe blanche et s’arrêtent, incertains, sur une petite tache carmin. La main s’approche, hésite, balance un peu, comme si sans toucher elle pouvait extraire une saveur. Un lapin est attaché au mur par les pattes arrière. Sa gueule entrouverte déglutit un peu de sang noir. Auguste détourne le regard et son visage surgit sur la panse d’un gros chaudron de cuivre, grotesque, monstrueux. Sa bouche rouge délicatement dessinée s’ouvre largement, découvre les dents pour exagérer la grimace. Il rit, attrape au passage un fruit jaune, le croque et l’abandonne sur le coin de la table.

Une servante s’efface derrière une porte. Il la suit dans un large corridor où le soleil dessine de grands parallélipipèdes orange. « Il faut marcher dans la lumière ; le premier qui pose le pied dans l’ombre est mort. » Les mots ont résonné dans sa tête : ce sont les mots de Charles, son frère aîné. Lui, il était trop petit : Charles gagnait toujours… « À cloche-pied, à cloche-pied ! » crie Charles. – « Je ne peux pas ! » – « Ne pleure pas, Auguste, ce n’est qu’un jeu. »

Auguste pousse une porte basse. Une blanchisseuse, étonnée, lève la tête d’un air bougon. Contre le baquet, buté, un gamin déguenillé souffle avec obstination des bulles de savon. Auguste referme la porte et reprend le couloir à cloche-pied… « Une chaise ! Celui qui est sur la chaise ne peut pas mourir. »

Auguste s’assied, pensif. Charles est à l’étage, au salon de musique. Couperin. Leçons de ténèbres. Auguste écoute, repart au rythme de la musique et zigzague longtemps dans la cage d’escalier. Il observe les veines du bois, souffle la poussière dans le creux des marches, glisse un ongle dans la nervure d’une volute sculptée. Se souvient-il d’un devoir ? Il gravit rapidement trois marches, prend pied sur un palier et ouvre d’un geste décidé une porte latérale.

 

Auguste est à son pupitre. Il entrouvre un tiroir, s’arrête « Non, pas la sanguine. » Il prend une plume blanche et la plonge dans l’encrier. Il écarte un livre, pose l’encrier sur un petit cahier noir… Mais il ne commence aucun devoir. Il ne déroule pas la feuille blanche posée négligemment au bord de l’écritoire. Sa main vive creuse une poche et déterre une toupie. Ses doigts mâchouillent la petite masse osseuse. Soudain, d’un geste précis, rapide, quasi d’automate, il saisit l’axe de la toupie entre le pouce et l’index de la main droite et lui imprime un violent mouvement rotatif. La main s’ouvre. La toupie danse sur l’écritoire. L’homme qui fit jaillir pour la première fois l’étincelle n’a pas connu joie plus profonde. Auguste est détendu. Ses mains se sont naturellement posées sur l’écritoire. Les épaules sont relâchées. Le visage esquisse un léger sourire, la nuque souple, le port de tête noble, pas le moins du monde altier. La colonne, courbe délicate, épouse sans brisure la ligne droite, axe invisible entre le ciel et la terre.

Le ventre, légèrement rebondi, accompagne une respiration ample, paisible.                                                              

 

La plume blanche est dans l’encre noire ; à l’origine, l’homme et la femme ne font qu’un. Mais qu’arrive-t-il lorsque les dieux déroulent la feuille vierge d’une vie pour y inscrire à l’encre noire les neumes indéchiffrables de la destinée ? Qu’advient-il à l’heure des comptes ? Quelles chansons, quels contes dorment encore dans le petit cahier noir ? Et quand après quelques soubresauts la toupie viendra buter contre la bordure ? Faudra-t-il délaisser l’instant vertical, pour chevaucher la flèche du temps ? Il le faut. Il faut oublier… oublier, plonger dans le sommeil profond du vouloir, du désir, du paraître. Éblouissement ; déchirement. Il faut ouvrir le tiroir, prendre la sanguine comme on dégaine une épée et graver en lettre de chair et de sang la réponse réfléchie et dérisoire d’un homme à la Fortune aveugle. Enfin, il faut se souvenir, se ressouvenir, il faut rentrer à la maison, vieux chien fidèle, labourer sa bonne vieille terre et ériger l’os giratoire, le noyau de lumière, imputrescible.

 

Dormans Roland

 

 

Portrait d'Auguste Gabriel Godefroy, dit L'enfant au toton

Chardin, Jean-Siméon, 1738, huile sur toile, 67 X 76 cm

Musée du Louvre, Paris

 

 

 

 



22/01/2023
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